Pérou : pèlerins des Andes
Ils gravissent la montagne pour toucher le Ciel. Chaque année, au Pérou, « la procession de l’Étoile des neiges » rejoint le sanctuaire de Sinakara, à près de 5 000 mètres d’altitude.
Le grand reporter Alfred de Montesquiou s'est joint à cette foule dense et colorée, le long d'un chemin de croix qui, au-delà du rite chrétien, se poursuit jusqu'aux glaces pour honorer la Pachamama, déesse mère de la Terre.
Les cris des hommes se mêlent aux tambours, aux flutes et aux hennissements des centaines de mulets qui piaffent dans la poussière. Nous sommes tout au bout de la dernière route, à près de 4 000 mètres d'altitude, là où l'asphalte cède la place à un escalier qui grimpe raide et signale le début de la plus grande procession des Andes. Venus de toute la Cordillère, une centaine de milliers de pèlerins ont répondu à l'appel des astres, lorsque les sept étoiles des Pléiades surgissent à l'horizon et annoncent le moment du Qoyllur Rit'i, « la procession de l'Étoile des neiges » en langue quechua. Officiellement, il s'agit d'un pèlerinage chrétien vers la chapelle de Sinakara, en haut de la montagne du même nom, où l'image de Jésus serait apparue à un berger dans les années 1930. Mais par un hasard qui n'en est pas un, ce site est aussi un ancien lieu sacré des Incas...
Départ en transe
J'y rejoins les pèlerins aux prémices du jour. Chacun attaque la pente en travaillant son souffle, car le chemin grimpe sur près de 10 kilomètres, avec plus de 1 000 mètres de dénivelé. C'est la taytacha del pobre, le déffilé du miséreux. Je dois me concentrer pour suivre la cadence de la foule qui progresse, éviter les pierres qui roulent, esquiver les bêtes de somme à contre-sens. Beaucoup de marcheurs portent d'énormes sacs en équilibre sur leurs épaules, des bâches en plastique, des réchauds et des bonbonnes de gaz, car là-haut les pèlerins vont camper plusieurs jours, parfois par familles entières, malgré le froid mordant de la haute altitude.
Les femmes emportent de gros balluchons de couvertures bariolées, souvent avec un marmot en équilibre par dessus, ballottant, regard perplexe et morve au nez, les joues brûlées d'engelures. Chacun avance dans une sorte de transe, certains trottinent même de plus en plus vite, comme insensibles à l'effort. Ou peut-être que la difficulté est une forme d'offrande faite au Dieu des chrétiens, si ce n'est à l'esprit des sommets, l'Apu... Les malades et les handicapés gravissent également la pénible sente, les familles portant les plus affaiblis ou payant un muletier pour un passage à dos d'animal. Je remarque que les bêtes transportent aussi quelques nantis en bonne santé, des bourgeois qui passent d'un air absent, peut-être un peu gênés d'être attrapés en train de tricher. Car plus on monte et plus la marche devient difficile...
Allégresse de l'altitude
À 4 500 mètres, j'ai les poumons qui se mettent à brûler, la tête qui tourne et le sang qui bat dans les tempes. Mais les pèlerins qui m'entourent semblent complètement indemnes, bercés par le son sourd des tambours et le miaulement des fifres. J'ai même l'impression que plus nous grimpons, plus mes compagnons de marche sont contents. Comme si la montagne leur rendait une part de liberté et leur faisait retrouver l'euphorie de l'âge d'or des Incas... Chaque pas nous éloigne en effet un peu plus du monde de l'homme blanc : il n'y a plus ni voiture, ni police, ni panneau de signalisation, ni aucune forme d'organisation très palpable. La seule autorité qui demeure est celle des confréries de danseurs. Bleu azur, jaune vif, rouge sang... leurs tenues bigarrées représentent chacune des grandes nations amérindiennes du pèlerinage, réparties selon l'ancienne géographie des Incas, Tawatin Suyu. Sous l'étendard en damier arc-en-ciel de l'ancien empire, chacun connaît sa place. Et en cas de débordement, chacun sait que les Ukukus séviront sur-le-champ.
Ces Ukukus sont l'élite des danseurs, les initiés des confréries, porteurs de fouets en nerfs de bœuf qu'ils manient avec dextérité lors des danses rituelles. Vêtus aux couleurs de leur nation, ces éleveurs d'alpagas et de lamas viennent renouveler l'alliance avec l'Apu des sommets. « Nos animaux ne peuvent vivre que grâce à la bienveillance des esprits, et donc notre vie entière en dépend », m'explique Mayta, un solide gaillard au profil d'empereur inca, initié par son père dans le groupe prestigieux des Queros. « Chaque année, il faut rendre grâce », poursuit le jeune homme. Pour se protéger du froid et marquer son statut d'éleveur aisé, il porte sur sa toge bariolée une peau d'alpaga entière qui lui donne l'allure un peu massive et hirsute d'un yéti. Parmi ses compagnons de confrérie, beaucoup ont également à l'épaule la dépouille d'un bébé lama offert en sacrifice, tanné et empaillé, qui leur pendouille étrangement dans le dos. L'effet de ces cadavres qui bringuebalent est assez inquiétant, et lorsque les Queros avancent en groupe parmi les pèlerins ordinaires, chacun s'empresse de les laisser passer.
Chemin de croix
La marche devient un véritable chemin de croix, au sens littéral du terme puisque les lacets sont émaillés de grands crucifix ornés d'images du Christ, sanguinolent à souhait en couronne d'épines. Mais en y regardant de plus près, je note aussi les rites incaïques qui se mêlent à ceux du catholicisme : d'innombrables bougies aux flammèches qui dansent dans le vent, des gerbes de blé, de la graisse de lama, quelques bouteilles d'alcool et des jarres de chicha, ce jus de maïs ocre dont raffolent les Péruviens. À la dernière station, les marchands vendent de la coca. Pour un sol péruvien (soit 20 centimes d'euro), j'obtiens une poignée de feuilles à mâchonner sous la joue. Très amer, le jus est un stimulant fort utile, il m'aide à encaisser le soccoche, le lancinant mal d'altitude. Nous sommes à 4 800 mètres, soit l'équivalent du sommet du mont Blanc, mais j'ai l'impression d'être le seul à m'en apercevoir. Les Quechuas, Aymaras, Kallawayas et et différents autres peuples de la cordillère s'affairent joyeusement dans leur élément naturel. Nous approchons du but et les mendiants qui bordent le chemin tendent leurs moignons à la foule, de plus en plus nombreux. Un aveugle joue de la mandoline, plus loin, deux hommes modulent sur leur flûte de pan des harmonies andines venues du fonds des âges. J'ai le sentiment d'être plongé dans une procession médiévale, si ce n'était, de chaque côté de la piste, les étals de marchands qui proposent des chapelets en plastique entre les fritures et les images de saints.
La frontière invisible
Enfin, un dernier petit col donne accès à la vallée de Sinakara. C'est un vaste cirque de roches noires, jonché de bâches, où campent près de cent mille personnes. Sur la droite, seul bâtiment en dur, l'église construite autour de la roche sacrée des Incas paraît dérisoire à l'aune du décor. Au fond, tout en haut, plongé dans la demi-pénombre que crée le contraste d'un soleil si violent, le glacier. De grandes bannières claquent dans les bourrasques et de chaque quartier du camp, de chaque « nation », proviennent diverses musiques portées par les caprices du vent. C'est l'une des plus belles vues qui puissent s'offrir. À l'ivresse de l'émerveillement se mêlent celle des sommets et cet enthousiasme particulier qui naît de l'effort, du défi surmonté.
C'est vrai que cette avancée jusqu'au bout de l'extrême altitude n'a rien d'un voyage ordinaire : il faut payer de sa personne. Ici, ni euros ni dollars ne veulent plus rien dire, c'est en souffrance physique, en effort, qu'on mérite le passage.
Les pèlerins vont danser presque toute la nuit pour résister au froid. Puis, lorsque le jour se lève, enfin, ils se tournent vers le glacier sacré. Debout sur les éperons rocheux, à plusieurs centaines de mètres au-dessus de moi, les membres des confréries saluent l'apparition du soleil, le dieu Inti que vénéraient leurs ancêtres. Les colonnes d'Ukukus se mettent en branle au son des fifres et des tambours, leur procession comme une longue chenille colorée qui gravit la paroi. Au-delà de 5 200 mètres, il n'y a plus de chemin, les pèlerins progressent dans les éboulis.
C'est la zone du tabou, l'espace interdit où doivent s'arrêter les femmes et les non-initiés. Resté au pied de cette frontière invisible, j'observe les danseurs qui poursuivent jusqu'à la glace, à plusieurs centaines de mètres encore en amont. Juste en lisière de la zone glacée, chacun allume une bougie et, en échange de cette offrande, prélève un peu de neige qui fondra en redescendant. Devenue de l'eau, elle irriguera les cultures pour de nouvelles récoltes : c'est le grand rite d'action de grâce, la Pachamama, déesse mère de la Terre, se trouve ainsi fertilisée par le liquide séminal de cette neige fondue du sommet, gage de perpétuation de la vie. D'année en année, réchauffement climatique aidant, il faut grimper un peu plus haut sur la montagne pour atteindre les abords de la neige éternelle.
Le glacier recule tellement que certains voudraient même interdire les prélèvements rituels. Mais qui peut édicter des règles si haut, si près du ciel ?