Japon : à l'ombre des grands cèdres
Depuis près de mille ans, les Japonais se risquent dans les méandres d’un réseau de sentiers sillonnant les montagnes de la péninsule de Kii, au sud d’Osaka. Le long et ardu pèlerinage du Kumano Kodo leur a toujours assuré bonheur, félicité ainsi qu’une âme repeinte à neuf.
Un sentier de pèlerinage sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco
Le Kumano Kodo est le seul chemin, avec Compostelle, a avoir été inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. La randonnée y adopte une dimension spirituelle.
Si l’Occidental sait parfaitement entretenir son corps à grand renfort de pompes et d’abdos-fessiers, le Japonais préfère prendre soin de son âme. Rien de tel qu’un bon tanai-kuguri, autrement dit « un passage à travers l’utérus » pour se refaire une nouvelle virginité. Le pécheur se voit proposer de s’engouffrer sous un rocher et de se tortiller le long d’un tunnel étroit comme un terrier de blaireau afin d’en sortir aussi innocent qu’un nouveau-né. Après force contorsions, on s’extirpe du boyau le pantalon crotté mais la conscience récurée à neuf. Ce genre d’épreuves régénérantes abonde le long du Kumano Kodo, un réseau de chemins de pèlerinage au coeur d’une nature sauvage faite de collines escarpées, d’épaisses forêts de cèdres et de bambous propices à l’élévation de l’esprit.
Dès le XIe siècle, les empereurs et leurs proches quittaient chaque année leur palais de Kyoto pour s’aventurer dans les montagnes de la péninsule de Kii et faire leurs dévotions dans les trois grands sanctuaires du Kumano Sanzan : Hongu, Nachi et Hayatama. Le pèlerinage acquit bientôt une grande notoriété et l’on vit alors samouraïs et classes aisées venir souiller leurs socques dans la boue des sentiers afin de s’assurer l’absolution de tout péché. Certaines années ont connu jusqu’à 20 000 pèlerins venus vénérer les « manifestations du Bouddha »... mais aussi une myriade de divinités shinto.
Les moines Yamabushis
Notre guide Tsujiuchi Hideji, Mr Shu — son petit nom pour les étrangers — est un yamabushi, adepte du shugendo, un alambiqué cocktail de bouddhisme, vieux shinto et taoïsme qui prône un ascétisme d’airain au coeur de la nature pour parvenir à l’illumination. Les yamabushis — littéralement « ceux qui couchent dans la montagne » — s’astreignent à un ensemble de rites et d’exercices rigoureux afin de se nourrir de l’énergie de la montagne.
En se levant tôt, on peut voir certains de ces gai-lurons s’agripper aux parois verticales d’un piton rocheux, se faire suspendre par les chevilles au-dessus d’un ravin ou réciter des mantras sous une cascade d’eau glacée avant de s’élancer pour une marche de douze heures avec pour tout viatique une poignée d’airelles en poche.
En plus de purifier des souillures liées à la condition humaine, de telles retraites ont le mérite d’affûter le caractère et la condition physique. Dès le départ, le bonhomme grimpe les premiers raidillons encombrés de racines avec une aisance de chevreuil sous amphétamines, laissant loin derrière le barbare occidental aux semelles de plomb. La route Nakahechi, l’ancien itinéraire des empereurs, quitte la côte ouest et s’élance vers l’intérieur de la péninsule de Kii. Depuis Takijiri-Oji, l’un des 99 petits sanctuaires (oji) qui protège le pèlerin aux côtés des trois principaux, le chemin se glisse dans des paysages de vieille estampe fanée. Sous la voûte des chênes et des cerisiers, le choeur grésillant des cigales célèbre la fin de l’été.
Un voyage dans le temps, à la découverte d'un Japon secret
Le Kumano Kodo ouvre les portes d’un Japon secret, ténébreux où une nature expressive ne cesse de faire des signes. Ici, une vieille souche abrite un autel de fortune chargé d’une petite bouteille de saké, d’une corbeille de piécettes et de cailloux joliment alignés sur un tapis d’aiguilles de pins. Sur le bord du chemin, de petites statuettes au visage rongé de mousse conspirent dans l’ombre. Les jizôs sont les anges gardiens des voyageurs mais aussi des enfants mort-nés, victimes de fausse-couche ou morts en basâge. Avec leur bavoir rouge autour du cou, ils semblent prêts à passer à table. Parfois, l’éclat argenté d’une pièce de monnaie collée le long d’un tronc déchire la pénombre du sous-bois : avec cette modeste offrande, un pèlerin a tenté de s’approprier le pouvoir du kami niché dans l’arbre. À l’entrée de Takahara, « le village dans la brume », le petit sanctuaire local se pelotonne depuis plus de 600 ans sous un gros camphrier. De là, il faut bien compter deux jours pour rejoindre par des pinèdes séculaires le grand sanctuaire de Hongu.
À l’entrée, protégées de deux lions de terre cuite censés écarter les esprits malfaisants, flottent des bannières à l’emblème du lieu : Yata-garasu, le légendaire corbeau à trois pattes qui guida Jimmu le premier empereur du Japon alors qu’il se dirigeait vers Kumano. Tandis que le soleil allume des lueurs blondes sur les hautes toitures aux extrémités retroussées, Ietaka Kuki, le grand prêtre du sanctuaire, rappelle avec onctuosité que le Kumano Kodo « est une terre pure où l’on peut renaître et prendre un nouveau départ vers une autre vie ». Dans le salon de réception trône l’armure de son vénérable ancêtre, gouverneur du Kumano au XVIIe siècle. « C’est une réplique. L’original, aujourd’hui exposé au château d’Osaka, avait été volée par MacArthur... »
Une nature japonaise époustouflante
Les étapes s’enchaînent, souvent pentues, toujours sous le couvert amical des arbres. Avec l’altitude, les montagnes se sont tapissées de cryptomères, ces grands cèdres endémiques au port si élégant qu’on pourrait les prendre pour des séquoias géants. Les lointains de la canopée filtrent des traits de lumière comme ceux qui entrent le matin par les vitraux des cathédrales. Derrière l’hypnotique rectitude des grands fûts, on aperçoit des forêts de bambous s’échapper en flots soyeux dans des vallées émaillées de villages proprets. Après Koguchi, il s’agit d’affronter le Dogiri-zaka, « le versant brise-corps », 800 m de dénivelé sur 5 km, dont un poète pèlerin du XIIIe siècle, échaudé par l’expérience, rapportait qu’il était « impossible de décrire avec précision à quel point l’ascension est rude ». Pour rallier Hayatama, le second sanctuaire, les moins courageux peuvent toujours s’épargner quelques suées en embarquant sur de petits bateaux en bois à fond plat et descendre la rivière Kumano en toute quiétude jusqu’à Shingu.
Dans le temps, il fallait encore une journée de marche pour atteindre Nachi, le dernier sanctuaire, mais le pèlerin moderne s’achète, toute honte bue, un ticket de bus. Reste tout de même à gravir les 267 marches du Daimon-zaka, le long escalier moussu qui conduit aux portes de Nachi dans l’ombre bleutée de cèdres qui n’ont jamais connu la hache. Mr Shu, toujours plus léger que la cendre, avale les degrés avec une aisance de bienheureux en aller simple pour le nirvâna. Là-haut, les prunelles s’arrondissent devant le spectacle d’une pagode laquée de vermillon dressant sa silhouette longiligne dans les embruns de la plus haute cascade du Japon. D’où vient cette irrésistible envie de se poser sur un banc de pierre et de regarder le vent ébouriffer les bosquets de bambous jusqu’à la consommation des siècles ?