Arctique : chasseur d'aurores
Mesurer le ciel. Enregistrer les chorégraphies de la lumière. Jean Lilensten, planétologue et directeur de recherche au CNRS, est ce que l’on pourrait appeler un « chasseur d’aurores boréales ».
Au coeur des nuits nordiques, il traque ces silencieux ballets nés de l'interaction entre l'activité solaire et le champ magnétique terrestre. De ce spectacle vivant, il nous raconte les longues nuits d'observation, entre tempêtes de neige et rencontre avec les ours polaires.
5 février, 19H
Les lumières de Tromsø, la porte de l'Arctique en Norvège, s'éloignent déjà. La princesse du pays sami, parée de ses lumières d'or, se prépare pour les grands froids de la fin de l'hiver. On attend seulement -10°C au bord de la mer, mais -20°C à quelques kilomètres dans les terres. Nous nous sommes arrêtés au centre commercial Pyramiden pour préparer le ravitaillement des prochaines nuits d'observation avant de rouler une trentaine de kilomètres sur des routes enneigées. Dans le Ramsfjord se trouve notre bon vieux radar EISCAT. Bientôt quarante années de loyaux services. Deux antennes impressionnantes. La première, de la taille d'un terrain de football, se scinde en quatre pans orientables. Elle regarde au nord, vers le pôle magnétique. La seconde, de forme circulaire plus classique, a tout de même un diamètre de 32 mètres et peut s'orienter dans toutes les directions. Le principe de ces instruments a été établi il y a bientôt un siècle. On émet une onde en ultra-haute fréquence vers le ciel. Au-dessus d'environ 80 kilomètres d'altitude, elle fait tourner la matière électrisée, qui se met à rayonner à son tour. En écoutant cette émission rétro diffusée dans l'espace, on déduit la concentration des particules chargées, leur vitesse, leur température. Aucune pollution, aucune destruction...
Et pourtant, EISCAT a donné lieu à bien des fantasmes. Il a été accusé d'avoir servi à Kadhafi, le dictateur libyen, pour détruire un avion irlandais. Il y a quelques années, un satellite russe est tombé au-dessus de Tromsø, générant une fantastique étoile filante en se consumant dans l'atmosphère. Au même moment, un collègue anglais démarrait une campagne. Il n'en fallut pas davantage pour accuser EISCAT d'être un outil à la solde des services secrets destiné à abattre des satellites. Dans notre communauté, nous surnommons désormais ce collègue « Iron Man ». Il le prend avec un flegme tout britannique. Dans trois ans, ces antennes seront démontées. Un nouvel EISCAT, plus puissant, plus rapide, sera opérationnel à quelques kilomètres à vol d'oiseau, près de la petite ville de Skibotn. Le but de notre campagne est une observation d'aurores polaires multi instruments.
EISCAT en est le fleuron, mais nous disposons également de caméras plein ciel, de magnétomètres capables de mesurer les variations du champ magnétique et surtout de mon instrument, celui qui me permet de littéralement voir comment bouge la lumière des aurores.
7 février, 6H30
Nous laissons à Ramsfjord l'un de nos équipiers. Il passera la semaine entre la salle de contrôle du radar et le Hilton, surnom que nous avons donné par dérision au préfabriqué qui nous tient lieu de refuge. Le reste de l'équipe retourne à Tromsø.
Direction l'Arctique. L'archipel du Svalbard — souvent appelé Spitzberg, du nom de sa principale île — est un monde à part entière. Pas un arbre sur une surface grande comme deux fois la Belgique, seulement de la glace et des rocs.
Une nature d'une fragilité extrême, qui commence à souffrir considérablement des changements climatiques et de la pression touristique. Au fil de ma vie de chercheur, j'ai assisté à ces bouleversements : les températures trop élevées, l'absence de neige, les crevasses ouvertes, l'eau qui coule fort, trop fort... Le Svalbard est régi par le Traité dit du Spitzberg, signé à Paris en 1920 par les cinq « Grands » (France, Grande-Bretagne, États-Unis, Italie et Japon) et les puissances neutres intéressées (Norvège, Suède, Pays-Bas et Danemark). La Norvège en est légalement responsable — la monnaie est la couronne norvégienne et la loi est dictée par un gouverneur norvégien — et Oslo établit sa suprématie par des dépenses somptuaires : une université ultramoderne — l'UNIS —, un hôpital à faire pâlir d'envie bien des Européens, un théâtre... Le tout à Longyearbyen, la capitale. Un gros millier d'habitants permanents, autant de visiteurs temporaires, dont les scientifiques forment une cohorte non négligeable.
L'archipel est également un lieu démilitarisé : sagesse des États au sortir d'un cauchemar planétaire. Car avec des armes à moyenne portée, on pourrait aisément bombarder l'Europe, la Russie ou l'Amérique du Nord. Les aurores au Svalbard n'ont pas exactement la même cause qu'à Tromsø : certes, les deux sont issues d'électrons d'origine solaire. Mais à Tromsø, ils ont subi un parcours tortueux autour de la Terre qui les a accélérés avant qu'ils ne pénètrent dans notre atmosphère. Ici, ils viennent directement, happés par le champ magnétique terrestre. La différence ? Elles sont bien plus brillantes à Tromsø et dans tout le pays sami. Mais nos instruments se jouent de la luminosité. Nous sommes capables de détecter une pièce d'un centime à mille kilomètres de distance, et de voir de la lumière là où le plus perfectionné des appareils photos ne trouve que du noir. Au fond du fjord d'Advantalen commence la route de montagne sur laquelle nous avons tous connu des sueurs froides. Tempête de neige, voitures incontrôlables, congères... À 400 mètres d'altitude trône le « EISCAT Svalbard Radar ». Deux antennes très impressionnantes. La plus grosse est fixe, et regarde le ciel parallèlement au champ magnétique local. La seconde est la soeur cadette de celle de Tromsø, 32 mètres, orientable.
8 février, 13H
Dans la salle de contrôle, nous retrouvons notre collègue japonais Yasunobu qui participe à notre campagne. Échange de cadeaux, puis discussion scientifique, coordination des observations... Nous avons commencé la période bleue : autour de midi, le jour perce maintenant, mais le soleil reste caché derrière l'horizon. Tout paraît bleu sous sa lumière lointaine et diffusée. Notre prochaine étape est proche, à peine 200 mètres plus haut : l'observatoire optique KHO. Plutôt que de prendre la chenillette, nous poursuivons à pied pour profiter du panorama. Nous sommes armés pour nous protéger d'une attaque éventuelle d'ours, mais nous savons tous qu'on ne tire qu'en toute dernière extrémité, après avoir procédé à toutes les manoeuvres d'évitement. Tuer un ours peut valoir plusieurs mois de prison et des amendes considérables. KHO, c'est l'un des toits du monde.
Un observatoire suspendu au sommet d'une colline glaciaire et tout autour, rien. Au loin, des montagnes et des glaciers. Un long couloir d'une quarantaine de mètres. De chaque côté, une vingtaine de portes, et derrière chacune d'elles, une petite salle de neuf mètres carrés, toute noire. Au milieu de chaque pièce, un instrument optique. Cela peut être une caméra, un télescope, d'autres instruments. Ils sont tous installés sous un dôme astronomique – ça ressemble à une bulle de savon. Nous inspectons les instruments qui vont bientôt participer à la campagne. Plusieurs nationalités sont représentées, des Américains, des Allemands, des Anglais... Nous discutons les détails techniques, les modes de fonctionnement.
9 février, 10H
Dès le lendemain, un nouveau vol à bord d'un avion à hélice nous fait pénétrer plus profondément encore dans l'Arctique. Ny-Alesund, à 79° de latitude nord, est une base uniquement scientifique, au bord d'un fjord et entourée de glaciers. La majeure partie des recherches concerne le réchauffement climatique et la pollution. Un petit port accueille régulièrement de gros bateaux touristiques. Alors, le magasin de victuailles et de souvenirs s'ouvre pour eux. Ils pourront poster une lettre depuis la poste la plus au nord de la planète. Mais mes collègues de la chimie atmosphérique pestent : depuis une dizaine d'années, ils trouvent dans leurs échantillons des molécules issues des anoraks et vêtements chauds dont les touristes sont tous équipés. En France, c'est l'Institut polaire français Paul-Emile-Victor (IPEV) qui donne les autorisations et organise les missions scientifiques en partenariat avec les Allemands de l'AWI, l'équivalent allemand de l'IPEV. L'hiver, une trentaine de permanents assure le fonctionnement des instruments. Du printemps à l'automne, des centaines de chercheurs s'y succèdent, essentiellement asiatiques et européens. L'Allemagne et la France partagent leurs bâtiments. La belle « maison bleue » où nous prenons le thé, regardons des films et dormons dans l'une des quatre chambres ; la base Rabot dont une aile appartient à la Corée. Et surtout l'observatoire, truffé d'instruments scientifiques, sur la plateforme duquel je retrouve le mien, que j'avais installé à l'automne dernier. La campagne va pouvoir commencer.
9 février, 16H
En attendant la nuit astronomique — un soleil plus bas que 18° sous l'horizon — je rends visite à mes amis espagnols et allemands au centre de biologie marine. Ils me montrent des échantillons d'algues que les plongeurs sont allés chercher au fond du fjord. Une collègue m'en indique une, quic olonise doucement les lieux : « Il va bientôt falloir cesser de parler d'océan Arctique », soupire-t-elle. Au loin, un renne semble la contredire. Mais je sais que des deux, c'est elle qui a raison...
9 février, 20H
La nuit est là. Nous surveillons le ciel avec inquiétude. Aller observer les aurores, c'est un peu comme aller à la pêche. Certes, les radars percent les nuages, mais pas les instruments optiques. Et nous rageons que tant d'efforts, d'intelligence — et d'argent public aussi — soient investis dans une campagne qui dépend si fortement de la météo. Mais la chance nous sourit. Le ciel qui est resté plombé toute la journée se disloque doucement, laissant apparaître un nombre croissant d'étoiles. L'activité solaire, basse depuis plusieurs années, a décidé de se réveiller. Et immanquablement, vers 20h s'allument les aurores.
Depuis Ny-Ålesund, nous les voyons se développer loin au sud, par-delà les montagnes, par-delà l'océan, au dessus de Tromsø. Nous recevons un coup de fil : là bas, le spectacle est grandiose. Des rideaux auroraux déchirent la nuit, se succédant à une cadence rapide, et traversant le ciel en quelques secondes. Beaucoup de vert, mais aussi des franges mauves, qui témoignent d'un vent solaire de haute énergie.
Nous appelons le EISCAT Svalbard Radar à Longyearbyen. Là-bas aussi, le branle-bas de combat est lancé. Les voiles auroraux survolent les antennes : la moisson sera bonne. Nous sommes sur la terrasse sud de l'Observatoire, engoncés dans nos doudounes. Il fait moins trente degrés, mais l'absence de vent rend cette température très supportable. Nos nez, nos oreilles sont bien protégés : ils pourraient se casser sans qu'on le sente ! Et ce que nous attendions se produit : les aurores s'allument à leur tour au-dessus de nous. Plus besoin de tendre le regard vers le sud. La féérie est tout autour. Du vert bien sûr vers 110 kilomètres d'altitude. Mais plus bas, entre 80 et 100 kilomètres, on distingue des flashes de mauve, de rose, de jaune ou de blanc. Et loin au-dessus, du rouge, vers 220 kilomètres. Alors vite, on oriente l'instrument dans la bonne direction. Ensuite, il n'y a rien à faire, juste attendre qu'il acquière des données.
Avec elles, je sais que bientôt, je pourrai déterminer comment le champ magnétique terrestre varie sous l'activité solaire. Alors, en attendant, nous nous allongeons à même le caillebottis et là, en regardant les aurores, protégés du vent et des ours, nous connaissons un grand moment d'extase.