À travers les yeux des Moaï
L’île de Pâques en a connu, des bouleversements. Ses fameuses statues géantes, les moaï, ont bien failli tomber aux oubliettes, abandonnées, suite à un changement de croyances, par ceux qui les avaient eux-mêmes érigées.
Michel Pierre nous embarque vers l'île mythique du Pacifique, sur les traces de ces reliquats pétrifiés du temps passé, accompagné des vers mélancoliques de Pablo Neruda.
Il est quelques lieux dans le monde dont on revient sans être certain d'y être jamais allé. Il est possible de les avoir tant rêvés que la déception soit au rendez-vous ou que la rencontre soit si forte qu'il devient illusoire de s'en souvenir vraiment. Où avons-nous croisé pour une première fois ce caillou du bout du monde, à 3500 kilomètres du continent américain et 4000 kilomètres de la Polynésie ? Tout peut y contribuer, du banal reportage mijotant dans des lieux communs à une bande dessinée d'Hugo Pratt, sans oublier quelques textes de James Cook, de La Pérouse ou de Pierre Loti. Ou même une publicité EDF.
Ou, mieux, un poème de Pablo Neruda :
Je suis le voyageur. En route pour l'île de Pâques, l'étranger. Venu cogner aux portes du silence (...)
Face aux moaï de l'ahu Akivi ou de l'ahu Tonga Riki, devant le cratère d'Oronga, le silence est effectivement de bonne compagnie. Comme dans un sanctuaire, je songe à l'élan des navigateurs polynésiens partant plein est et trouvant ce point minuscule en étant guidés par la houle, les vents, la couleur des eaux et la course des étoiles. J'imagine, venant des Marquises ou des Gambier, le roi mythique Hotu Matua, sa famille et ses sujets débarquant sur la plage d'Anakena avant que leurs descendants ne mettent l'île en valeur et dressent les premiers moaï pour protéger la fécondité du sol en tournant le dos à la mer. Le façonnage et l'érection de centaines de statues me semblent la seule réponse au défi de vivre sur un bout de terre issu du sommet de trois volcans, ouvert aux horizons du grand océan et dominé par un ciel immense.
J'en observe les attributs : le ventre quelque peu rebondi comme gage de vie et le bloc des cories rouges qui sert de coiffe appelée pukao. Des prunelles d'yeux en tuf rouge ou en obsidienne avec globe oculaire en corail regardent le ciel et évoquent la puissance, le mana, de chaque statue. Je comprends pourquoi, de son vrai nom Rapa Nui, « la grande Rapa », l'île se désigne aussi comme Tepito o te Henua, « le nombril du monde » ou Maka ki te range, « le pays des yeux qui regardent le ciel ». Les moaï sont ainsi près d'un millier à être édifiés, du XIIe aux VIIe siècle, avant que ne naissent de nouvelles croyances, de nouveaux rites et rituels, comme celui de l'homme-oiseau. Selon la cosmogonie polynésienne, l'origine humaine se trouve dans un œuf issu d'une relation entre les oiseaux et les poissons, entre le ciel et la mer, la terre jouant le rôle de nid et de berceau. La fragilité de la coquille succédant à la dureté de la pierre volcanique de statues devenues taboues ouvre à de nouvelles méditations. Sur un moaï du volcan Rano Raraku, a été dessinée à grands traits la silhouette d'un trois-mâts, d'un navire venu d'ailleurs. Elle est le symbole de premiers contacts rares et plutôt pacifiques depuis que l'amiral Jacob Roggeven débarqua sur l'île, avec ses trois navires, le dimanche de Pâques de l'an 1722. Le siècle suivant est tragique, marqué, entre autres malheurs, par l'expédition esclavagiste péruvienne de 1862 venant rafler les hommes insulaires pour les envoyer travailler de force dans des mines de guano. Tout manque alors disparaître, comme l'écrit Pierre Loti en 1871, en évoquant un peuple « décimé par toute une suite de bouleversements et de désastres » et en décrivant l'île comme « un rêve pétrifié ».
150 ans plus tard, la vie a repris. Encore dans les années 30, l'île comptait à peine 500 habitants vivant sans électricité ni eau courante. Elle en rassemble aujourd'hui 7000 dont 40% peuvent se prévaloir d'une origine polynésienne. Après avoir été presque annihilés, les Pascuans ont peu à peu reconquis leur destin et leur passé, leurs fêtes et leurs chants. Grâce aux mesures prises par le gouvernement chilien, l'île semble préservée du tourisme de masse, même si les perches à selfie commencent à déranger les moaï.
Et encore, comme la voix d'un ami, en reprenant le vol pour Santiago, d'ultimes vers de Pablo Neruda :
Rapa Nui, patrie sans voix. Pardonne aux bavards de ce monde, que nous sommes tous. Au revoir, au revoir, l'île secrète. Au revoir, laisse le grand océan te protéger. Addio, che il grande oceano ti protegga.
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Agrégé d'histoire, licencié d'histoire de l'art et d'archéologie et ancien diplomate, Michel Pierre est l'auteur de Sahara, le grand récit (éd. Belin, 2014) et de nombreux autres ouvrages. Par ailleurs, passionné de bandes dessinées, ami d'Hugo Pratt avec lequel il publia plusieurs livres, il s'attache aux récits de voyage et à ce qu'ils disent du passé et du monde d'aujourd'hui.