À portée du ciel : Zanskar, Inde
Découvrez la quintessence du grand Himalaya, mythique, transformateur, inoubliable...
Il y a des voyages dont on ne revient pas indemne : ampleur inouïe des paysages en technicolor, puissance omniprésente de la spiritualité bouddhiste, gentillesse désarmante des habitants, au cuir pourtant tanné par des conditions de vie presque surhumaines, permanence de la haute altitude pendant trois semaines,et une litanie de cols d'anthologie...
En un petit coup d'aile, c'est la bascule des mondes. Il y a une heure, nous étions dans le tourbillon de moiteur et de décibels de la vibrionnante Delhi. Nous voici à Leh, capitale du Petit Tibet, dans un désert d'altitude ponctué d'oasis, au pied d'un palais médiéval en pisé, dans une cité jadis au carrefour des pistes caravanières de la Haute Asie. Aujourd'hui, la ville est en pleine métamorphose urbanistique, technologique et démographique mais conserve une certaine nonchalance à la fois orientale et cosmopolite. Des armadas de Royal Enfield Bullet, la mythique moto vintage au ronflement de Stentor, arpentent les ruelles ; la classe moyenne indienne s'est entichée de la région du Ladakh, depuis que Bollywood a transposé son « exotisme » minéral et éthéré sur ses écrans. Attention à l'ivresse des cimes, cependant, nous sommes à 3 500 mètres et les trois premiers jours doivent impérativement être consacrés à l'acclimatation ; c'est le temps nécessaire pour fabriquer suffisamment de globules rouges chargés d'oxygéner le sang. L'occasion aussi de visiter quelques-uns des grands monastères de la vallée de l'Indus. Enfin, c'est le transfert, via Lamayuru et Alchi, vers Kanji, point de départ de cette « nouvelle » Grande Traversée du Zanskar ou GTZ. Depuis que les routes désenclavant la région progressent à travers gorges et montagnes, l'itinéraire doit se faire plus malin, musardant entre des replis ignorés, vers des vallées cachées.
Petit contretemps : des éboulements provoqués par les pluies diluviennes de l'avant-veille ont coupé la route d'accès au village ! Qu'importe : nous partirons donc d'Heniskut, à 12 kilomètres en aval... Premier choc esthétique : les gorges de Kanji, formidable élan tectonique, trituré de plis, strié de failles, hérissé d'aiguilles ! Dans ce cadre, nous ne sommes qu'une colonne de fourmis ahanant dans une carrière de marbre... Kanji, village en adobe, chaulé de blanc, se tient sur une croupe dominant un carrefour de vallées où brille une mosaïque de champs cultivés et de pâturages, cernés de falaises pourpres ! En se baladant un peu, des habitants nous envoient des « Julley ! » – Bonjour ! – amicaux, et bientôt, nous voilà installés en tailleur sur des tapis, avec des Zanskarpas souriants nous proposant avec encouragements du thé salé au beurre, de la tsampa (farine d'orge grillée), et du yaourt frais. Sans oublier un dernier verre de tchang, la bière locale faite maison, avant de rejoindre le camp. Nos trois muletiers originaires de Manali en Himachal Pradesh, viennent d’arriver avec leurs douze chevaux chargés de nos sacs et de toute l’intendance pour 18 jours de trek en autonomie totale. En outre, un staff de cinq personnes veille sur nous : Lhakpa Sherpa notre merveilleux accompagnateur francophone, Jigmet le guide local, Rana le cuisinier cordon bleu, ainsi que Tenzin et Namgyal, les deux jeunes assistants (montage des tentes, aide en cuisine, service et portage du repas chaud de midi). Tout ce petit monde bien rodé s’affaire dans le campement, installé comme tous les soirs au bord d’une rivière ou d’un canal d’irrigation pour faciliter la toilette et la vaisselle. Outre nos tentes-dômes à arceaux, spacieuses et ventilées, trois autres toiles complètent le décor : tente-mess, tente-cuisine, et tente-toilette un peu à l’écart, plus la tente parachute des muletiers, qui se débrouillent en principe de leur côté, mais qui bénéficient aussi à l’occasion des largesses de la cuisine. Un microcosme cosy et rassérénant quand on marche une bonne partie de la journée dans le froid et le vent le matin, sous un soleil de plomb en milieu de journée, et sur des pentes pierreuses le plus souvent, toujours à plus de 4 000 mètres d’altitude…
Les journées s’enchaînent et notre petite équipe de Parisiens (Karine, Damien, Marc-Olivier) et de Niçoises (Huguette et Nicole) s’adapte avec bonheur aux horaires du trek himalayen : coucher avec les poules, lever avec les coqs ; aux dénivelés intransigeants : un col par jour, avec 700 mètres de D+ journalier et 15 kilomètres en moyenne et aux petits rituels rythmant la journée de marche. 6h30 : morning tea dans le duvet au réveil. 7h : bassine d’eau chaude pour la toilette de chat. 7h15 : petit déjeuner en plein air, le camp étant déjà en démontage, à base de porridge, omelette, pancakes et muesli. 8h : distribution des snacks (barre chocolatée, jus de fruit) et départ, guide local devant, guide adjoint en serre-file, avec des pauses de 10 minutes toutes les heures ou heures et demie. 12h : déjeuner sur l’herbe avec soupe, légumes assortis, galette, fruit, suivi d’une sieste de 30 minutes ; encore 1 à 2 heures de marche pour rejoindre le nouveau camp. Nous avons donc peu ou prou tout l’après-midi pour bouquiner, explorer les environs, faire la lessive et se baigner. 16h : thé ou café et biscuits en analysant l’étape grâce aux GPS et autres applications « intelligentes » : D+, D-, kilomètrage effectué, moments forts, etc. 18h30 : dîner composé de papad (dentelle de lentilles) ou popcorn, soupe, plat et dessert. Au gré des sentiers, petit inventaire à la Prévert de quelques vignettes fortes de cette GTZ 2017, qui resteront gravées dans nos mémoires.
D’abord, quelques heures de marche après Kanji, la découverte de Dumbur, hameau du bout du monde au pied du Yogma La : une demi-douzaine de huttes de pierres, de boue et de branchages. Une poignée de bergers échevelés en émergent, un peu ahuris de nous voir là, et nous les saluons avec respect, en mesurant le niveau d’altérité de leurs conditions de vie. Puis la descente du Sniugutse La, premier haut col à 5 105 mètres, dans un décor lunaire, une minéralité radicale bouquetée d’hallucinantes aiguilles multicolores. C’est en arrivant à Photoksar que nous ressentons notre deuxième coup de coeur : ce village médiéval, tassé au bord d’un abîme de pénitents détritiques, garde une gorge cyclopéenne aux multiples circonvolutions géologiques, presque du land art ! Joyeux souvenirs aussi que les marmottes joueuses du Sengge La s'amusant à rentrer et ressortir compulsivement de leurs terriers, poussées par la curiosité. Et, plus haut, grâce aux derniers névés, la bataille de boules de neige carrément potache livrée au col du Lion, à 4 960 mètres ! Dans la vallée de Skiumpatta, nous observons, fascinés, le va-et-vient des caravanes d'ânes et de mulets au terminus de la piste, depuis le chörten-mirador du Kiupa La, avec, en arrière-plan, le ballet surréaliste des pelleteuses continuant, en pleine falaise, d'ouvrir la nouvelle route. Après des années de tergiversations, les travaux ne semblent plus vouloir s'arrêter...
Autre souvenir indélébile : la visite en apesanteur du monastère de Lingshed, comme suspendu dans une parenthèse de félicité spirituelle. À l'étage, un geshé (« précieux » maître) dispense un cours de rhétorique à un parterre de moines assis en lotus, scandant chaque argument ou point de doctrine par un claquement de mains sonore.
Dans la cuisine, sombre et patinée à souhait, des novices font chauffer le thé et la tukpa (roborative soupe tibétaine) dans d'énormes chaudrons fumants. Ensuite, voici les étapes « montagne » des cols d'Hanuma et de Parfi, certes pas les plus hauts, mais à la fois redoutés et anticipés avec gourmandise, pour leur litanie de lacets « dret dans l'pentu ». C'est là, aussi, que nous faisons notre entrée officielle au Zanskar en franchissant l'Oma Chu, la « rivière de lait » aux eaux limoneuses. Comment oublier la nuit agitée à Hanumil, réveillés par un ours en goguette dans le village ? Nous nous amuserons, le lendemain, à pister ses formidables empreintes tout autour du camp !
Je me souviens aussi du rire clair et du thé partagé à Pidmo avec de jeunes moissonneuses hilares. Le lendemain, nous découvrons la plaine de Padum sous l'orage et dans un tourbillon de sensations contradictoires, entre les aériennes gompas de Karsha ou Stongde, et l'animation un peu brouillonne de la petite capitale en plein chamboulement moderniste. Derniers flashbacks : la montée à Ichar dans les ors du soir et la flânerie à travers ce magnifique village fortifié, puis la lente remontée de la Lungnak, entre à-pics vertigineux et rivière turquoise. Enfin, clou du spectacle, de l'autre côté d'un pont suspendu tel un rite de passage, l'immersion dans ce rêve éveillé que constitue le monastère troglodytique de Phuktal. En vigie sur la Tsarap, ce sanctuaire rupestre tient à la fois de la fantasmagorie architecturale et du lieu d'études bouddhiques tout en restant un havre de paix humaniste, peuplé de moines et moinillons pleins d'humour. Il reste encore la vallée de la Kargyak à remonter et le franchissement du Surichan La, à 5 620 mètres, avant la descente sur Serchu, puis Manali, mais la tentation est grande de rester ici, de s'abandonner à la contemplation. Et si le fameux Shangri-La, notre paradis perdu, s'était finalement incarné à Phuktal ?