A contre-jour : entretien avec Eric Guichard
Éric Guichard est directeur de la photographie. En 20 ans, il est devenu l’un des grands sculpteurs de la lumière naturelle.
Il travaille activement avec des réalisateurs comme Tony Gatlif, Raoul Peck, Christophe Ruggia, Nicolas Vanier. Peu à peu, il s'est tourné vers le film animalier, à l'occasion de ses collaborations avec Jacques Perrin et Jacques Cluzaud (Le Peuple migrateur, Les Saisons), et les oeuvres de plein air et d'aventures, notamment Himalaya : l'enfance d'un chef (Eric Valli, 1999), tourné au Népal, pour lequel il a obtenu avec Jean-Paul Meurisse un César technique, ou La Voix des steppes d'Ermek Shinarbaev, en 2013, dans le désert du Kazakhstan.
— Terres d'Aventure : Comment se met-on à filmer la nature ?
Éric Guichard : Il s'agit toujours d'accident de parcours, de heureux hasards. Je travaillais comme chef opérateur avec Jacques Deschamps sur Méfie-toi de l'eau qui dort, en 1996, entre le Loiret et la Dordogne, et j'ai commencé à me poser, avec ce film qui mélangeait une histoire familiale forte et des décors naturels importants, des questions sur la nature comme personnage du film : comment filmer une forêt, des animaux, une rivière, tout en intégrant dans ce milieu naturel une fiction et des acteurs ?
— T. A. : De ce point de vue naturel, une fiction et un documentaire c'est très différent ?
É.G. : Dans le documentaire, on va chercher l'animal, on l'attend, c'est un patient travail d'affût. J'ai beaucoup d'admiration pour Laurent Charbonnier qui peut guetter un animal pendant 12 heures. Moi, en fiction, je ne peux pas travailler comme cela : je tourne avec des « animaux acteurs », qui sont « dressés » — je n'aime pas le terme — selon deux méthodes : par imprégnation, habitués à l'homme et à répondre à ses demandes – c'est le cas récemment avec Nicolas Vanier, dans Donne-moi des ailes, où un enfant vole en ULM au milieu des oies qui sont imprégnées depuis leur naissance –, et par entraînement : aller d'un point à un autre, courir, sauter, manger... Le filmage des loups dans Les Saisons relève de ces deux techniques, l'imprégnation et l'entraînement. À l'affût, on ne provoque pas les situations, on attend l'instant favorable ; moi, j'enregistre certaines situations prévues dans un scénario. Le documentaire attend, la fiction construit, voilà la différence. Mais on peut mêler les deux : pour le brame du cerf, on utilise des images d'un affût d'une semaine ; par contre, pour filmer des loups qui courent dans la forêt ce sont des animaux imprégnés et entraînés suivis par une caméra selon un mouvement et une lumière décidés à l'avance.
— T. A. : Qu'est-ce que le numérique a rendu possible ?
É.G. : Cela permet la longueur de la prise de vue. Le numérique c'est l'ouverture du temps. Quand on tourne Le Peuple migrateur en argentique, on a quatre minutes d'autonomie. Avec une caméra numérique, je peux tourner autant que je veux, ce qui n'est d'ailleurs pas forcément bon pour le film. Avec parfois dix caméras, qui enregistrent des centaines d'heures, les monteuses deviennent folles ! Mais il faut le reconnaître, le numérique a changé notre métier : on a plus de crayons de couleurs dans la boîte, et cela permet de prendre plus de risques.
— T. A. : Y a-t-il des choses dans la nature que la caméra numérique ne sait pas filmer ?
É.G. : Le numérique déteste le blanc. Filmer la neige c'est nul : une neige numérique, cela fait faux, fabriqué. Sur Belle et Sébastien, on s'est battu pour le 35 mm, du matériel traditionnel en argentique. Tout mon travail vise à rendre à l'écran l'authenticité de la nature.
— T.A . : La nature aime-t-elle la technique ?
É.G. : Les conditions extrêmes représentent des défis techniques. Les caméras n'aiment pas le froid : en dessous de –10/–15°C, c'est difficile, et tourner à –30°C pose des problèmes humains et technologiques. Parfois, il le faut. Que faire quand un câble casse ou que le viseur numérique devient tout gris ? Alors, on double le matériel, on fait des tests en chambre froide, jusqu'à –50/–60°C, on utilise des graisses, des chauffages internes, des housses chauffantes. De même, les optiques sont fragiles et se décalent avec l'altitude. La pression atmosphérique, à plus de 3 000mètres, ne fait pas de bien aux zooms, ni aux techniciens d'ailleurs... On teste et on s'entraîne : il existe un centre d'entraînement pour le matériel et pour les hommes à Chamonix. Quand on est parti tourner Himalaya : l'enfance d'un chef, le test était obligatoire pour l'assurance : il y a eu pas mal de recalés, tant parmi les machines que parmi les humains...
— T. A. : Comment tourne-t-on un film comme Himalaya, l'enfance d'un chef ?
É.G. : C'est un long tournage : huit mois de travail in situ, dont quatre en haute altitude, avec les séquences d'hiver en pleine neige. Dans un film de fiction normal, on réalise une vingtaine de plans par jour, pour Himalaya, avec les problèmes des animaux et les conditions naturelles, cela descendait à huit par jour. Et tout se paye au prix fort : le temps, le matériel, l'entraînement des animaux, les déplacements, les équipes... Mais, à la fin, c'est une aventure unique et inoubliable.
— T. A. : Comment travaillez-vous la lumière dans la nature ?
É.G. : J'ai beaucoup d'admiration pour certains chefs opérateurs qui créent complètement leur lumière, des démiurges comme Pierre Lhomme qui peuvent, littéralement, réinventer une ambiance lumineuse en pleine nature. Personnellement, je ne travaille pas comme ça. Je cherche surtout à accompagner le mouvement des acteurs ou des animaux dans la nature. Selon moi, tout ce qui peut ne pas se reproduire doit être saisi : une belle lumière, un rayon de soleil, le passage d'un nuage, un geste, un regard, un hasard. J'aime cette idée de la prise unique, irremplaçable. Alors je travaille souvent avec deux caméras pour assurer la prise. J'aime mieux faire une prise avec deux caméras que deux, trois, dix prises avec une seule... C'est la lumière naturelle qui fait le film, pas moi, je ne suis qu'un capteur d'intensité et de couleurs.
— T. A. : Qu'est ce qu'une belle lumière ?
É.G. : La lumière, c'est le relief. Je recherche par la lumière la troisième dimension : quand la nature vous tombe dessus parce que vous avez l'impression de pouvoir la toucher du doigt. Je suis très mauvais pour photographier un paysage. Tout est plat. Par contre, grâce à la lumière, j'ai appris à sculpter la nature. La lumière n'existe pas telle quelle, la filmer exige une adaptation constante, il faut être à sa disposition. Et il faut faire croire que la belle lumière dure une minute alors qu'on l'a filmée pendant toute une journée...
— T. A. : Votre spécialité ?
É.G. : Le contre-jour ! J'aime la brillance particulière du contre-jour, je déteste la saturation des tons et des couleurs. C'est mon dada, et je crois que j'ai appris à tous les cinéastes qui travaillent avec moi à aimer le contre-jour. Je milite contre les lumières zénithales qui aplatissent tout. Ce type de lumières, c'est bon pour les bagnoles, pas pour les hommes ni pour les animaux. Sur mes tournages, on vit comme les animaux : on travaille les plans larges tôt le matin, vers 5 ou 6 heures en été, avant le lever du soleil, puis on enregistre la brume, et on reprend en fin de journée, selon les mêmes réglages techniques. Ce sont les lumières les plus magiques, celles qu'on ne pourra recréer à aucun autre moment. Et au milieu, entre les aubes et les crépuscules, on filme les gros plans, là où la nature peut s'absenter... Entre 10h et 17heures, que vous soyez en Camargue ou dans l'Himalaya, c'est l'enfer : la lumière est blafarde, les peaux tannées bouffent tout, l'amplitude thermique est terrible, avec parfois +30 ou +40°C. Les yacks marchent le matin et en fin d'après-midi, jamais à midi.
— T. A. : Quel est votre plus grand plaisir ?
É.G. : Tourner la nuit ! J'apporte une lumière minimale, mais une lumière quand même. Tout s'anime alors. Et ensuite, on refait la nuit complète en enlevant les lumières à l'étalonnage. Sur l'écran, on voit tout, comme si la vie apparaissait de l'obscurité elle-même. Pour tourner dans la nature, il faut savoir faire du faux, mais en vrai.