Terre, une invitation au voyage

Élisée Reclus - Dans les plis de la Terre

Éliane Patriarca
Élisée Reclus - Dans les plis de la Terre

L’attachant géographe anarchiste aimait gravir les montagnes. Il se passionnait pour ce milieu naturel et ces paysages où il pouvait, mieux que nulle part ailleurs, tout à la fois étudier et ressentir dans son corps l’histoire de la formation de la Terre.

Élisée Reclus - ©Atelier Nadar / Bibliothèque Nationale de France, de´partement Socie´te´ de Ge´ographie

« J'étais triste, las, abattu (...). J'avais quitté la région des grandes villes, des fumées et du bruit ; derrière moi étaient restés ennemis et faux amis. Pour la première fois depuis bien longtemps, j'éprouvai un mouvement de joie réelle. (...) Je m'arrêtai pour aspirer avec volupté l'air pur descendu de la montagne. Dans ce pays, plus de grandes routes couvertes de cailloux, de poussière ou de boue ; maintenant j'ai quitté les basses plaines, je suis dans la montagne non encore asservie ! »

C'est durant son incarcération en 1871 pour avoir participé à la Commune, puis durant son exil en Suisse, que le géographe anarchiste Élisée Reclus écrit "Histoire d'une montagne". Dans les premières pages de ce récit-roman publié en 1880, l'allègre homme aux semelles de vent, qui n'a cessé d'explorer le monde et la vie, exprime un rare élan de spleen. Mais au fil de son récit et du séjour dans les Alpes de son moi fictionnel, auprès d'un berger, il va trouver l'apaisement, la régénération. Loin des miasmes de la ville et des hommes, il marche. Insatiable grimpeur, il jouit de son corps en action, transpire, met son souffle, ses jambes, ses pieds, ses mains à l'épreuve, se baigne dans les torrents, expérimente physiquement, sensuellement, ce concentré d'histoire et de géographie que lui offrent les plissements de la Terre.

Dessin d’un site du territoire de l’actuel Nigéria illustrant La Nouvelle Géographie universelle, d’Élisée Reclus, livre XII, 1887. - ©Nouvelle Ge´ographie universelle, livre XII (E´lise´e Reclus, 1887 ed.)

Il retrouve la joie, l'émerveillement, et son récit témoigne de sa singulière capacité d'observation, de sa sensibilité extrême aux paysages, de son goût pour le relief. « Tantôt j'allais errer au milieu d'un chaos de pierres écroulées d'une crête rocheuse ; tantôt je cheminais au hasard d'une forêt de sapins ; d'autres fois je gagnais les crêtes supérieures pour aller m'asseoir sur une cime dominant l'espace ; souvent, aussi, je m'enfonçais dans un ravin profond et noir où je pouvais me croire enfoui dans les abîmes de la terre. Peu à peu sous l'influence du temps et de la nature, les fantômes lugubres qui hantaient ma mémoire relâchèrent leur étreinte. » Élisée Reclus savoure la singularité des protubérances de la Terre, la diversité des paysages suscitée par le gradient d'altitude.

Il aime cheminer et voir au fil de son ascension l'environnement changer, jusqu'à pouvoir, au sommet, embrasser un panorama exceptionnel et détailler la construction du paysage qui s'étend à ses pieds : « J'aimais la montagne pour elle-même. J'aimais sa face calme et superbe éclairée par le soleil quand nous étions déjà dans l'ombre. J'aimais ses fortes épaules chargées des glaces aux reflets d'azur, ses flancs où les pâturages alternent avec les forêts et les éboulis. »

Élisée Reclus, qui adore nager dans les rivières, éprouve la même jubilation physique et sensorielle à explorer cet autre milieu naturel, à marcher, monter toujours plus haut. « D'où vient cette joie profonde qu'on éprouve à gravir les hauts sommets ? », interroge-t-il dans un article écrit pour la Revue des Deux Mondes. « D'abord c'est une grande volupté physique de respirer un air frais et vif qui n'est point vicié par les impures émanations des plaines. L'on se sent comme renouvelé en goûtant cette atmosphère de vie ; à mesure qu'on s'élève, l'air devient plus léger ; on aspire à plus longs traits pour s'emplir les poumons, la poitrine se gonfle, les muscles se tendent, la gaîté entre dans l'âme. Et puis on est devenu maître de soi-même et responsable de sa propre vie. » Le savant voyageur, qui parcourt le monde pour rédiger les guides de voyage Joanne Hachette et donner chair à ses articles pour la Revue des Deux Mondes, prend son lecteur par la main : il l'emmène observer les roches, étudier l'étagement des climats, contempler les glaciers, les plantes des hauteurs et même réfléchir à ce phénomène appelé le crétinisme des Alpes.

Géographie sensible

Son écriture est toujours d'une grande minutie : il « peint » littéralement les paysages, comme son ami Nadar les saisit dans son objectif, sait donner à voir les formes, la végétation, mais aussi les couleurs, les camaïeux de teintes, l'effet de la lumière, l'ombre des nuages. Élisée Reclus esquisse une géographie physique, sensible, humaine dont il est le pionnier. « Voir la Terre, c'est pour moi l'étudier ; la seule étude véritablement sérieuse que je fasse est celle de la géographie et je crois qu'il vaut beaucoup mieux étudier la nature chez elle que de se l'imaginer au fond de son cabinet. (...) Pour connaître, il faut voir », explique-t-il dans une lettre à sa mère durant son premier voyage en Amérique, en 1853.

Carte des voies historiques de France publiée dans La Nouvelle Géographie universelle, livre II. - ©Nouvelle Ge´ographie universelle, livre II (E´lise´e Reclus, 1883 ed.)

Si Élisée Reclus reste si fasciné par les reliefs, des Pyrénées aux Alpes ou dans la Sierra Nevada, le plus haut massif côtier en Colombie, c'est, écrit-il, que « le plissement de la surface terrestre en montagnes et en vallées » est « un fait capital dans l'histoire des peuples et souvent il explique leurs voyages, leurs migrations, leurs conflits, leurs destinées diverses. »

Mais aussi parce que là, plus que nulle part ailleurs, il peut étudier l'histoire, la formation de la Terre : « À la vue des cirques, des ravins, des vallons, des gorges, on assiste, comme si tout d'un coup on était devenu immortel, au grand travail géologique des eaux creusant, évidant leurs lits dans toutes les directions autour du massif primitif de la montagne. La Terre, toujours en travail de création nouvelle, ne cesse d'agir sous nos yeux et de nous montrer comment elle change peu à peu les rugosités de sa surface. » Pour évoquer les montagnes, il parle souvent de « vagues figées d'un immense océan » pour les Alpes, ou d'« accumulation de grosses vagues » pour les Pyrénées – qu'il parcourt à pied à l'été 1881, d'Hendaye à Port-Vendres.

Élisée Reclus est aussi un pionnier par sa grande sensibilité à la nature, qui lui fait prendre conscience très tôt de sa vulnérabilité et de l'impact des activités de l'homme. Il dénonce la déforestation en montagne, décrit l'air vicié des villes, essaie de quantifier les maladies qui en résultent, annonce même qu'un jour on saura estimer le nombre de morts liées à la pollution atmosphérique dans les villes.

Pour Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l'environnement, il est l'un des premiers géographes à étudier la place de l'espèce humaine dans la nature après les révolutions industrielles. Un précurseur de l'écologie.

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