Terre, une invitation au voyage

Cévènnes : les gardiens du temps

Florence Joubert
Cévènnes : les gardiens du temps

À l’observatoire du Mont-Aigoual, des hommes et une femme se jouent du temps et de la météo depuis 1894. Bravant l’altitude, les intempéries et l’isolement, ils relèvent, mesurent, analysent les phénomènes météorologiques s’ébrouant autour du sommet cévenol.

Partie à leur rencontre, la photographe Florence Joubert esquisse le portrait de scientifiques engagés, derniers habitants d'une forteresse vouée à se transformer. Désormais, ils transmettent et incarnent à eux seuls la mémoire de ce haut lieu de l'observation météorologique française.

La vendeuse du Décathlon de Nîmes me dévisage d'un air perplexe. On a beau être en janvier, vouloir acheter des raquettes à neige dans le département le plus chaud de France semble être une extravagance frôlant l'absurdité. Elle ne sait pas qu'à 110 kilomètres de là, sur le toit des Cévennes, la neige est tombée si drue qu'il me faudra abandonner ma voiture à la petite station de ski de Prat Peyrot et parcourir à pied les dernières bornes menant à l'observatoire. Et le temps presse, dans tous les sens du terme : une tempête est attendue dans les prochaines heures sur le massif cévenol. Le mont Aigoual, culminant à 1567 mètres d'altitude, est soumis à des phénomènes météorologiques extrêmes, du fait de la rencontre entre les vents méditerranéens et son sommet. Baigné 240 jours par an dans le brouillard, des rafales de 360km/h y ont été enregistrées. Les nuages s'accumulent parfois pendant plusieurs jours sur la cime avant de précipiter de monstrueuses quantités d'eau au fond des vallées. C'est pourtant sur cette montagne aride qu'a stratégiquement été bâti en 1894 un observatoire météorologique. À la fin du XIXe siècle, ces violents épisodes de pluie provoquaient en contrebas des dégâts considérables. Une exploitation forestière intensive avait totalement déboisé le massif, et la nudité des versants créait des éboulements dévastateurs, car plus aucun arbre ne retenait les glissements de terrain. Dès 1882, Georges Fabre, un ingénieur visionnaire, imagine la création d'une station expérimentale de météorologie forestière sur l'Aigoual, en parallèle d'une nécessaire campagne de reboisement. La mission en sera l'observation de l'écosystème du massif dans son ensemble, par la phénologie autant que par la météorologie. Le bâtiment voit le jour après sept ans d'un chantier sans cesse ralenti par les intempéries, qui met en faillite le responsable de la construction. Une véritable forteresse à flanc de falaise, dont l'improbable tour crénelée offre un panorama unique sur les environs. Par beau temps, on distingue la coiffe neigeuse du mont Blanc, et l'écume de la Méditerranée.

Façade de l'observatoire de l'Aigoual - Son concepteur, Georges Fabre, un ingénieur forestier visionnaire, a œuvré pour la construction d’un des premiers observatoires de météorologie forestière. Ce projet était en lien direct avec le reboisement du massif de l’Aigoual - ©Florence Joubert

Aujourd'hui le ciel est chargé à l'ouest d'une masse compacte de cumulus noirs courant furieusement vers moi. J'accélère le pas, mais je suis constamment retenue par la beauté de ce monde endormi, plongé dans un silence ouaté. Seuls quelques éclats de givre s'agitent aux branches des rares arbres du plateau, déformés par le vent. À l'approche du château, je distingue, dans l'encadrure d'une fenêtre, Rémy qui guette mon arrivée avec inquiétude. Le brouillard et la grêle s'abattent finalement sur l'observatoire au moment où je passe la porte.

Le chemin photographique et personnel qui m'amène ici a été long et plein de détours. Il démarre à Brest, passe par les ruines d'une vallée iséroise, puis file droit vers le sud du monde, avec quelques incursions nordiques au fil du temps. Au retour de ma dernière halte, en Antarctique, je cherche à mener un projet au long cours, qui conjuguerait une curiosité grandissante pour le monde scientifique et cet amour des ciels tourmentés et des vieilles pierres. Pour cela, j'ai besoin d'un site plus proche, sur lequel il est facile de revenir.

Mais existe-t-il encore en France des lieux aussi reculés qu'une base scientifique de la Géorgie du Sud ? Assez sauvages pour que les éléments y dictent leur loi ? Reste-t-il des gens vivant sur le terrain, en lien étroit avec la nature ? Mes origines bretonnes me poussent à chercher près de la mer, mais c'est sur un plateau cévenol aux allures de steppe mongole que je trouve ces ultimes gardiens de phare.

Château dans le ciel

Des générations de personnages se sont succédé dans ce château fort, scrutant le ciel, la nature et ses états. Le caractère rigoureux des hivers impose des conditions de vie que seuls des passionnés peuvent supporter. La violence du climat engendre des dégâts incessants qu'il faut réparer, les lignes téléphoniques sont souvent coupées, il peut tomber plus d'un mètre cinquante de neige en 24 heures, et ces chutes forment parfois des congères de huit mètres de hauteur, rendant l'accès à l'observatoire impossible. Dans la galerie intérieure du bâtiment, sorte de sas entre l'extérieur et les pièces à vivre, la température enregistrée en janvier 1897 ne dépassait pas cinq degrés. Le confort s'améliore au fil du temps, mais avec l'apparition, vers 1960, de nouveaux moyens de mesure (tels que les satellites et les radars), les stations d'altitude perdent de leur intérêtet l'Aigoual est alors menacé de fermeture. La résistance s'installe en 1972. Christian Proust, chef de station, refuse farouchement sa mutation et travaille seul 18 mois à l'observatoire afin de le maintenir en activité. En 2017, Chantal, Éric, Rémy et Christian, quatre techniciens Météo-France en poste dans la forteresse, y tutoient encore le brouillard et les tempêtes, affrontant les évolutions inéluctables d'un métier qui disparaît.

Fenêtre de la galerie principale. La neige couvre l’Aigoual parfois jusqu’au mois de mai, ces chutes pouvant atteindre 1,86 m en 24 h et rendre l’accès au bâtiment presque impossible. - ©Florence Joubert

La technologie, qui permet d'affiner le savoir scientifique, a profondément transformé l'expertise humaine. Les mesures sont maintenant automatisées et directement absorbées par un calculateur. Des données affluent du monde entier et alimentent les modèles de prévision qu'utilisent les météorologues. Désormais leurs yeux regardent moins le ciel que l'écran. Comme dans d'autres disciplines scientifiques, la connaissance « naturaliste » n'est plus la compétence déterminante pour exercer son métier. À l'Aigoual, l'humain occupe encore, malgré tout, une place privilégiée. Les instruments du parc sont régulièrement entretenus, sans quoi les dommages répétés fausseraient sans doute leurs mesures. Rémy, ancien marin à la barbe hirsute et à la voix tonitruante, sort tous les matins à 6 heures observer l'humeur journalière du climat. « Quand il fait beau, je me fais chier », me confie Éric, l'amoureux des nuages arrivé il y a 25 ans à l'Aigoual. L'observatoire est aussi leur maison. Toute l'année, en relais par deux d'une semaine à l'autre, ils réparent et construisent. Ils poncent, colmatent, repeignent. Pendant les longs mois d'hiver, les techniciens météo préparent l'exposition qui ouvre chaque année de mai à octobre dans le musée de l'observatoire. Un lieu d'accueil dédié au grand public à qui ils expliquent les principes de la prévision et autres savoirs de leur métier dans un décor de carton-pâte entièrement fait maison. Une activité initiée en 1985 par le personnel en poste, répondant à l'importance pour l'Aigoual de se renouveler et de s'ouvrir sur le territoire. Ce qui intrigue les visiteurs, c'est surtout le mode de vie de ces scientifiques : comment tiennent-ils l'hiver dans cette bâtisse grinçante, enfouis sous la neige ou séquestrés par le vent ?

Comment composer avec l'isolement, le ravitaillement, les tempêtes ? Les anecdotes sont nombreuses, et deviennent des légendes qui font de l'observatoire et de ses gardiens une institution historique incontournable.

Dans les vitrines poussiéreuses du musée sommeillent aussi d'autres trésors : de vieux instruments à la fonction et au nom improbable, et une multitude d'archives, fruits de 125 ans d'observation minutieuse ; de grands registres annuels, révélant d'une écriture appliquée la date du premier chant du coucou, un 28 avril à midi, décrivant les nuances du ciel et de la brume, ou la violence des orages d'été ; des grappes de chiffres glanés au fil des tableaux climatiques mensuels ; des graphiques de pression atmosphérique, dont on peut voir la ligne, tracée manuellement, chuter brusquement à l'heure des tempêtes ; des rouleaux d'anémogrammes encrés de rouge, donnant inlassablement le pouls du ciel.

Rémy et Christian, ouvrier de maintenance. Ce dernier gère un centre de test en conditions extrêmes à destination d’entre- prises publiques ou privées, qui accueille régulièrement des échantillons de béton. - ©Florence Joubert

Au rythme des saisons, nourrie par cette littérature scientifique et par la poésie de ce monde désuet, je tente d'explorer le lien intime qu'entretiennent les météorologues au temps sous toutes ses formes. Je découvre assez vite que l'approche documentaire seule peine à révéler la complexité de mon propos. Je choisis alors une interprétation plus personnelle, plus onirique, alimentée de scènes ambigües, semblant insinuer que les phénomènes météorologiques pourraient bien naître derrière ces vieux murs. De ce corpus d'images intemporelles, faisant dialoguer le dedans et le dehors, l'ancien et le moderne, les gestes techniques et les mises en scènes fantaisistes, émerge alors un véritable récit mythologique. Les scientifiques, transfigurés en personnages démiurges, semblent convoquer les éléments au-dedans pour une dernière danse... Mais pourquoi « dernière » ? Je n'en prends pas la mesure au début de mon travail, mais j'assiste en fait à la fin d'une époque. Éric, l'un des trois permanents, démissionne en 2020, et l'État cède le bâtiment à la communauté de communes cette même année. Le site est au cœur d'un grand projet de transformation en un centre de sensibilisation et d'interprétation du changement climatique, qui devrait ouvrir en 2022.

C'est un choix symbolique fort, et un beau projet d'avenir pour ce lieu menacé, où l'on questionnera un sujet d'actualité. Mais c'est aussi une page qui se tourne pour l'Aigoual, marquant la fin de plus d'un siècle d'observation et de transmission humaine. L'histoire des Gardiens du Temps, de témoignage à hommage, devient alors encore plus précieuse. Elle célèbre des modes de vie et des métiers bientôt oubliés, et interroge, dans sa dimension plus universelle, la place de l'humain dans la nature, et les évolutions de la science, dans un monde en mutation. Enfin et surtout, elle nourrit un imaginaire nécessaire à notre société en mal de rêve et véhicule une humanité et une poésie, qu'à défaut de pouvoir préserver, il est nécessaire de transmettre.

Diplômée de l'Ensad (école nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris), Florence Joubert travaille entre Brest et Paris, dans les domaines de l'architecture, du patrimoine et de la science, et y explore l'univers des métiers. Elle collabore avec la presse et expose ses photographies dans les festivals et galeries. Son travail sur la Géorgie du Sud a rejoint les collections de l'Observatoire Photographique des Pôles. Son livre Gardiens du Temps est paru aux Éditions de Juillet en novembre 2021.

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