Vietnam, mille & un chemins
Routes historiques et sentiers montagnards, chemins de campagne et ruelles encombrées, digues et voies fluviales… Découvrez dans le dernier numéro de notre magazine TERRE la grande traversée du territoire vietnamien de Denis Chambon, concepteur de voyage.
Le graal des sentiers vietnamiens se trouve dans le nord-est du pays. Le long de la frontière chinoise, depuis Ha Giang jusqu’à Cao Bang, la topographie grandiose invite à la randonnée, à la rencontre des ethnies minoritaires, dont certaines rares. Je bénéficie d’une grande chance : mes pas sont guidés par mon homologue vietnamien, Nguyen, lui aussi concepteur de voyages. Il m’ouvre certaines portes que bien peu ont la chance de même entrevoir : des jungles primaires, des villages perdus, des rencontres rares, qui me plongent dans un Vietnam ancien, survivant, en totale anachronie avec le Vietnam moderne des plaines. Toute la région nord-est est constituée d’une succession de massifs calcaires où l’érosion a façonné des milliers de pitons karstiques, souvent coiffés de jungle dense. Les paysages sont absolument fascinants.
Direction le Phu Ta Ca : ce massif des « Trois Fées » est installé dans le décor comme une forteresse imprenable. Après une longue montée à travers les champs de maïs, plantés sur une pente raide parsemée de rochers calcaires, nous nous installons chez M. So, dans le village de Seo Lung. Nous partageons une première théière de thé vert très amer, installés sur sa terrasse qui surplombe la vallée très encaissée : l’averse vespérale se déchaîne sur la vallée embrumée. S’ensuit un excellent dîner préparé par le cuisinier talentueux qui nous accompagne, dans la cuisine spartiate de notre hôte : un petit feu, trois tabourets très bas, pas de table, juste un grand wok, quelques casseroles, un couteau et des baguettes. À côté, nous entendons ses cochons bâfrer les herbes ramassées dans la journée, et ses pigeons faire bombance de graines.
Le courage Hmong
Le lendemain matin nous partons pour une traversée de deux jours dans un massif perdu. Notre première étape nous conduit au pied du Phu Ta Ca. Ces parois impressionnantes sont totalement recouvertes d’une jungle dense, elles semblent inaccessibles. C’est pourtant là que les Hmongs, au cœur de la forêt, cultivent la cardamome, leur principale richesse.
Après avoir traversé quelques petits villages, nous entrons dans le massif du Can Ty : presque entièrement recouvert de forêt primaire, il est très difficile d’accès et à peine habité. Nous nous enfonçons dans la jungle, que nous traversons pendant quatre heures. Il n’y a pas de chemin; le passage est ouvert à la machette pour dégager la végétation, et nous marchons sur des monceaux de roches calcaires irrégulières, qui n’offrent jamais le moindre appui plat. Il fait 35 °C, humide, nous ruisselons, nous nous concentrons pour éviter la chute, tout en observant la forêt et, par quelques trouées dans la végétation, les pitons karstiques qui se succèdent toute la journée. Vers midi apparaissent à travers les arbres des plantations de maïs s’agrippent aux versants, et une petite cabane de bois sert d’abri aux paysans. Nous sommes pourtant à quelques heures de marche encore du seul village présent au sommet du massif. La pause pique-nique s’impose à l’ombre de la cabane. Avant de repartir, nous traversons les plantations de maïs, plus loin ce seront des cacahuètes et des haricots, puis la jungle à nouveau, qui sollicite tous nos muscles et articulations. Enfin nous débouchons sur le petit hameau perdu de Sung Wa, niché dans une combe dont toutes les pentes sont couvertes de pieds de maïs. Immédiatement, je m’aperçois que nous sommes sur un site secret, où peu de choses ont changé depuis 300 ans, époque où les Hmongs forcés de fuir le sud de la Chine sont venus s’installer ici, sur les dernières terres disponibles, les plus difficiles à cultiver. Les conditions de vie sont particulièrement rudes, les ressources rares. Même l’eau est difficile à trouver dans cette zone tropicale pourtant très arrosée : il y a peu de sources aux alentours du village, et l’eau de pluie s’infiltre dans le sol puis demeure presque inaccessible.
Sentier béton
Jusqu’à l’an dernier, le village n’était accessible qu’à pied, après plusieurs heures de marche. Désormais, un sentier a été bétonné, permettant la circulation de petites motos sans toutefois pouvoir parler d’un réel désenclavement. Il se dégage de l’endroit une impression de virginité, une forme de magie, comme si nous venions de pénétrer dans un lieu intouché où ne demeureraient que « l’innocence et la fraîcheur des premiers temps du monde », selon les mots de Kessel à propos d’autres terres… L’isolement du village est perceptible. De prime abord, les villageois sont timides et interloqués, voire farouches. On sent qu’ils se questionnent sur notre présence ici. Notre hôte et sa famille reçoivent de temps en temps quelques voyageurs, et surtout ils connaissent bien mes guides. Passées les premières minutes d’hésitation, la conversation s’engage, légère, curieuse, amusante ; relativement facile surtout, chose étonnante tant nos réalités sont séparées par un gouffre de différences. Malgré tout, nos considérations quotidiennes restent similaires : travailler, manger, commenter le temps qu’il fait, plaisanter, se plaindre de la veille et rêver au lendemain. Après une belle soirée et une nuit réparatrice au doux chant de l’orage, nous repartons. Quelques centaines de mètres nous conduisent au petit col qui surplombe le village. Là c’est l’effarement : un panorama immense s’ouvre soudainement sur une grande vallée, plongeant presque à pic 1400 mètres plus bas ! Je réalise que ce village perdu est perché au sommet d’un massif qui domine toute la région, et que sa situation le rend quasiment autarcique.
Mon itinérance me conduit ensuite dans le sud du pays, où le mythique fleuve Mékong se déverse dans la mer de Chine méridionale en un immense delta. Grands bras du fleuve Mékong, innombrables arroyos, routes et petits chemins…
Arroyos, la voie de l'eau
C’est un immense réseau de voies fluviales et terrestres qui connecte et unit ce grenier à riz du Vietnam et offre autant de possibilités de balades à pied, à vélo, en bateau. Je prends un immense plaisir à me perdre dans la campagne : les chemins à l’ombre des cocotiers permettent de flâner de vergers en villages à un rythme nonchalant dans un décor plein de charme. Dégustant un ramboutan juteux chipé dans un jardin, je passe la tête à un portail, et rencontre des habitants en train d’entraîner leurs coqs de combat. Autour des villages m’attend une vaste zone de rizières inondées et d’étangs ; quelques villageois pêchent petits poissons et crevettes qu’ils vendent au marché, pendant que d’autres travaillent le sol des rizières en prévision de la nouvelle saison de culture. Après une longue déambulation au milieu des rizières, j’aborde un nouveau village, et me surprends à tomber sur un jardin propret, où tout est organisé de manière millimétrée. Les cultivateurs qui travaillent ce terrain m’informent qu’il s’agit d’un potager spécialisé dans les herbes aromatiques de qualité destinées aux grands restaurants de la région. Un peu plus loin, changement de décor : j’arrive au bord d’un petit arroyo, troque mon vélo contre une barque. La région de Ben Tre est caractérisée par un paysage quadrillé d’une multitude d’arroyos bordés de cocotiers d’eau. Ces « nipa » sont une variété de cocotiers semi-aquatiques qui se développent à foison sur les berges boueuses des canaux et forment d’impénétrables haies de végétation. Le paysage est étonnant et se prête à une balade lente et rêveuse. Pour les habitants, ces cocotiers d’eau sont avant tout une ressource. Les feuilles sont utilisées pour fabriquer des toitures ou encore pour envelopper aliments et tabac, les fibres sont exploitées dans la vannerie, les fleurs peuvent être infusées et les fruits utilisés dans la confection de confiseries.
L’arroyo se déverse finalement dans un grand bras du Mékong : nouveau changement de véhicule, cette fois c’est à bord d’un beau bateau en bois motorisé que je poursuis mon chemin dans ce vaste monde aquatique. Les berges sont émaillées de petites maisons flottantes faites de bric et de broc où logent des familles de pêcheurs. Plus loin, de nombreux bateaux s’agglutinent, débordant de produits divers. Une haute perche, visible de loin, signale la spécialité du commerçant : noix pour le vendeur de coco, antenne pour le vendeur de télé… Au loin apparaissent de minces filets de fumée?; en m’approchant, je découvre plusieurs briqueteries. Les briques de terre cuite sont fabriquées de manière artisanale, dans un ballet bien réglé, avant d’être dispatchées vers les nombreux chantiers de la région où les infrastructures se développent à toute vitesse.
Modernité en chemin
Retour sur la terre ferme. Les facettes de la vie du delta continuent de défiler sous mes yeux. Ici des fleuristes vendant des œillets d’Inde par milliers pour la fête du Têt qui est imminente, là des ouvriers travaillant le sucre de canne pour fabriquer de succulentes confiseries. Au détour d’un virage, vision surprenante et nouvelle : un bâtiment imposant surmonté de tours et arborant des couleurs criardes. Il s’agit d’un temple Cao Dai. Le caodaïsme est une religion fondée au début du XXe siècle dans la province de Tay Ninh, au nord de Saigon, et compte plusieurs millions d’adeptes. Elle s’inspire de différentes grandes religions, en premier lieu le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme, mais aussi le christianisme et l’islam par exemple. Elle puise aussi son inspiration dans certaines figures historiques telles que Jeanne d’Arc, Victor Hugo, Lénine, Churchill…
Cette longue balade à pied, vélo et bateau me fait découvrir la ruralité historique de cette région tournée vers l’agriculture. Une réalité qui change pourtant : la modernité apporte routes et infrastructures, la jeunesse se tourne vers des métiers citadins et abandonne progressivement la rudesse de la vie de pêcheur, de paysan ou d’artisan. Le paysage du delta évolue pour devenir autant terrestre qu’aquatique. Les marchés flottants tendent à se raréfier. Comme dans le nord, où les campagnes se désenclavent petit à petit et où de nouveaux quartiers poussent comme des champignons en périphérie des villes, il est passionnant d’observer un pays en pleine mutation et de passer outre les images d’Épinal d’un Vietnam resté traditionnel que l’histoire aurait laissé derrière elle.