Semeuses de joie
Réalisatrice, voyageuse, Caroline Riegel partage une longue histoire avec les nonnes d’un monastère bouddhiste au Zanskar, en Inde. Semeuses de joie, son premier film, a ému des centaines de milliers de spectateurs. Un article à retrouver dans le dernier numéro de notre magazine TERRE.
Un vajra dans la main droite, une cloche tibétaine dans la main gauche, des nonnes lisent ensemble. Elles psalmodient les textes sacrés. « Ne plus pouvoir prier serait s’éloigner du chemin de l’éveil », disent-elles. Alors elles prient, et n’oublient jamais les préceptes du Bouddha suivant l’école gelugpa. De ces nonnes d’un petit monastère du Zanskar, Caroline Riegel a filmé leur sublime étonnement dans Semeuses de joie, sorti en 2015. Touristes dans leur propre pays, les nonnes partent à la découverte de l’Inde. « J’ai été emportée par une joie inébranlable et une générosité hors du commun », dit d’elles la réalisatrice, jointe par téléphone au Gabon où elle travaille comme ingénieure-hydrologue. Semeuses? Une œuvre autant qu’un raz-de-marée, qui porte bien son nom, et inonde de joie les spectateurs par milliers, qui lui envoient des piles de lettres. « À l’époque, quand je fais ce voyage avec elles, en 2012, je ne sais pas ce que c’est de faire un film. » Mais elle va apprendre, avec les nonnes.
Depuis l’hiver 2004-2005 passé à la nonnerie, Caroline Riegel connaît son sujet, alors qu’elle-même à cette période traverse l’Asie entière, depuis le lac Baïkal, un périple achevé dans le golfe du Bengale. En 2012, Caroline emmène ses amies nonnes sur les pas de leur bouddha, un pèlerinage à travers leur pays immense, l’Inde. « Ce voyage est d’abord notre rêve commun, puis on a décidé d’en faire un film, on a apprivoisé ensemble l’idée de faire un film. » Douze personnes, quatre mois de pérégrinations à travers l’Inde, de l’Himalaya aux îles Andaman : Caroline est à la fois logisticienne, camerawoman, animatrice… « L’objectif était le voyage et le film ne pouvait pas se faire au détriment de celui-ci. J’ai fini sur les rotules, mais je pouvais le faire parce que c’étaient elles, mes amies, elles avaient une telle confiance en moi, j’ai réalisé qu’elles avaient une intelligence collective, une énergie dont je n’avais pas conscience au début du projet ». L’aventure se conclut quelques années plus tard par une tournée des nonnes en France, de vraies rock stars auxquelles le public réserve à chaque fois des standing ovations.
L’hiver et ses promesses
Raconter cette vie, livrer des pans de ce quotidien dur, dans l’isolement de l’hiver au Zanskar, à près de 4000 mètres d’altitude, n’aurait pas été possible sans y passer du temps : Caroline a appris la langue, pour pouvoir comprendre et se faire comprendre. Elle ne veut surtout pas choisir des personnages au détriment des 12 membres de la nonnerie. Les nonnes suivent des règles, et sans doute l’une des premières est de ne pas se mettre en avant en tant qu’individu. Communauté soudée, « elles ont cette capacité à ne pas être des individus seulement, mais de former une intelligence collective, une force qui leur permet à ce point d’être intègres par rapport à leurs valeurs, de digérer leur colère » même quand celle-ci fait irruption. Comme lors du tournage du deuxième film de Caroline chez les nonnes de Tungri : l’une des jeunes nonnes s’est enfuie après avoir accouché secrètement d’un bébé. Un séisme pour la nonnerie, que résume ainsi Caroline : « un chambardement qui a résonné avec le chambardement du monde » puisque ce tournage se déroulait quelques semaines avant la pandémie, en 2020.
Il lui fallait revenir, et jusqu’au dernier moment elle ne pensait pas en faire un film, qui sera Zanskar, les promesses de l’hiver. Pour rejoindre le cœur du Zanskar depuis Leh, au Ladakh, Caroline a repris le chemin du fleuve gelé, le Chaddar, quand les rives du Zanskar gèlent suffisamment pour permettre le passage à pied. Le Zanskar immaculé l’hiver, le froid implcable, la joie sur les visages des femmes qui se faisaient du souci, elles qui sont pourtant exposées tout l’hiver à ces conditions rudes. Caroline se dit inspirée par les films qu’une autre cinéaste de talent, Marianne Chaud, a consacrés aux peuples du Ladakh-Zanskar. Le point commun de leurs documentaires? Le temps qu’elles ont su consacrer à leurs « personnages », comme un autre grand peintre de l’Himalaya, Éric Valli.
Pas de cinéma du réel sans cette dimension, même quand le réel brise le rythme multicentenaire soudainement. « Cet événement, la grossesse de Sonam, et donc le film, m’a obligé à ne pas parler du bonheur, mais de ce qu’on vit inéluctablement : que l’on veuille ou non on peut être arraché du bonheur. Seule, tu accumules un certain niveau de colère qui a besoin de se transformer. D’habitude, elles gèrent, mais la grossesse de Sonam, c’est trop fort. Il leur a fallu un peu de temps. Tout se joue dans cette idée de pouvoir, que les nonnes rejettent comme une corruption de l’âme. Elles ont gardé cette notion fondamentale, bouddhiste, qui t’empêche de vouloir du mal aux autres. Elles ont évité ce travers du pouvoir. »
Filmer sans juger, et ne pas oublier d’allumer la caméra : « ce sont souvent elles qui me disent : filme! Elles ont compris que le film est une mémoire. » Qu’est-ce qu’un destin de cinéaste? C’est d’emmener des gens. Pour Caroline, dans une aventure himalayenne qu’elles n’auraient pas vécue autrement, aussi bien personnages que spectateurs, dans la joie et la simplicité d’un vivre ensemble.
Semeuses de joie, Caroline Riegel, 53 minutes, 2015
Passionné de montagne et de voyage, Jocelyn Chavy est journaliste, photographe professionnel et réalisateur. Aujourd’hui rédacteur en chef adjoint d’Alpine Mag, il a fait ses armes en tant que reporter à Trek Magazine et Montagnes Magazine, et comme rédacteur en chef de Vertical et Wilder. En tant qu’alpiniste, il a réalisé de nombreuses ascensions dans les Alpes, au Yosemite, ainsi que des trekking peaks au Népal.