Terre, une invitation au voyage

Samuel Vergès : une ville dans l'oxygène rare

Marine Dumeurger
Samuel Vergès : une ville dans l'oxygène rare

On a longtemps cru qu’il était impossible pour l’être humain de vivre en permanence à plus de 5 000 mètres d’altitude. La Rinconada, une ville de chercheurs d’or, au Pérou, prouve le contraire.

Samuel Vergès, chercheur à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), y a mené une expédition afin de comprendre comment s'adapte, ou non, le corps humain.

— Terres d'Aventure (T.A.) : Comment décrire La Rinconada, cette ville perchée dans la cordillère des Andes ?

Samuel Vergès : C'est un lieu vraiment à part, l'endroit habité le plus haut du monde, entre 5 100 et 5 300 mètres d'altitude, au Pérou. Si la ville s'est développée récemment, le site est occupé depuis l'époque des Incas. Aujourd'hui, on y trouve un quasi-bidonville de 50 000 personnes, des gens pauvres venus dans l'espoir de trouver de l'or. Ils ont formé une coopérative de mineurs autogérée. Cela veut dire qu'il n'y a pas de compagnie exploitante, donc l'État est très peu présent. Pour le décor, il faut imaginer une ville difficile d'accès, au pied d'un glacier. Les mineurs creusent des trous un peu partout et cela forme des galeries de plus en plus profondes. Bien sûr, c'est très dangereux à cause des glissements de terrain. D'autant plus que les constructions se sont multipliées de façon anarchique, des cabanons de tôle où les conditions de vie sont extrêmes : pas d'eau courante, pas de tout-à-l'égout et un accès réduit à l'électricité.

©Eléonore Hérissé

— T. A. : Vous êtes spécialiste de l'altitude. En quoi consistent vos recherches ?

S.V. : Je suis chercheur à l'Inserm, spécialiste de l'hypoxie, c'est-à-dire des situations où l'organisme est confronté à une moindre disponibilité en oxygène. Cela peut être dû à l'altitude, à l'immersion sous l'eau, ou à certaines pathologies, quand le poumon est malade par exemple. Dans notre laboratoire HP2 1, à Grenoble, nous étudions l'effet de cette hypoxie sur le corps humain. Soit pour des personnes qui montent de façon temporaire en altitude – des gardiens de refuge, des scientifiques, des sportifs –, soit pour des habitants permanents. Nous menons par exemple des projets de recherche dans le Vercors, à moyenne altitude, où l'hypoxie n'est pas trop sévère. À ce niveau, il semblerait même qu'elle soit plutôt positive, car si l'oxygène est vital, il est aussi responsable de réactions oxydantes. Ainsi, chez les habitants de moyenne montagne, on trouve moins d'accidents vasculaires cardiaques ou cérébraux. Beaucoup de sportifs s'entraînent d'ailleurs en altitude modérée.

— T. A. : Mais à La Rinconada, la situation est tout autre...

S.V. : Là-bas, nous sommes confrontés à des experts ultimes de l'altitude. À ce niveau, le corps reçoit moitié moins d'oxygène qu'au niveau de la mer. C'est incroyable. Bien sûr, on peut parvenir à cette altitude, y passer quelques heures, quelques jours, compenser, mais y vivre tout le temps, y donner naissance, c'est autre chose ! En réalité, les habitants de La Rinconada sont à la limite de ce que tolère l'organisme. D'ailleurs, certains ne le supportent pas et redescendent. Un quart des résidents souffre du mal chronique des montagnes et de toute sa panoplie de symptômes : maux de tête, problèmes de circulation, de sommeil. Il y a des environnements extrêmes sur terre qui poussent l'homme à beaucoup d'adaptations : le chaud, le froid... Mais en général, il est possible d'y remédier, de s'habiller, de se réfugier dans un bâtiment. L'altitude et la privation d'oxygène forment un stress que l'on peut difficilement contrer.

— T. A. : En février 2019, vous êtes partis à La Rinconada avec une quinzaine de scientifiques pour étudier les réactions du corps humain à ce manque d'oxygène. Cette mission est une première mondiale. Comment vous en est venue l'idée ?

S.V. : La Rinconada est difficile d'accès, d'abord sur le plan géographique et surtout parce qu'elle possède peu d'infrastructures et vit quasiment en autarcie. Notre laboratoire a été contacté, il y a quelques années, par un jeune médecin péruvien. Il avait fait ses études à 3 800 mètres d'altitude, sur l'Altiplano, et se rendait régulièrement à La Rinconada donner des soins bénévolement. Pour faire son master, il cherchait un site spécialisé dans l'étude physiologique de l'altitude et il est venu chez nous. Il est aujourd'hui doctorant dans mon équipe, et c'est grâce à lui et ses bonnes relations avec la coopérative minière que nous avons pu monter ce projet.

— T. A. : D'un point de vue médical, comment est composée votre équipe et quels prélèvements avez-vous réalisés ?

S.V. : Nous sommes une quinzaine de scientifiques, surtout de Grenoble, mais pas seulement. Nous avons reconstitué une clinique, avec des cardiologues, des hématologues, des spécialistes du sommeil et des maladies respiratoires, pour pouvoir étudier à la fois la santé du sang, des vaisseaux sanguins, du coeur, du cerveau. Sur place, nous avons entrepris toute une série d'analyses sur des mineurs, que ce soit au repos ou pendant l'effort et le sommeil. Nous avons prélevé des échantillons de sang et de salive. L'objectif est d'analyser les marqueurs biologiques et génétiques, de comprendre comment les hommes se sont adaptés au manque d'oxygène, et pourquoi certains n'y arrivent pas ou moins bien.

— T. A. : Votre projet comporte aussi un volet humanitaire...

S.V. : Les gens viennent à La Rinconada pour l'or, dans l'espoir de payer des études à leurs enfants. C'est pour cela qu'ils restent, malgré des conditions de vie très difficiles. Là-haut, il n'y a rien, ni médecin ni personnel de santé. Avant l'expédition, nous nous sommes donc associés avec des étudiants en médecine péruviens. Nous les avons formés et ils ont ensuite proposé des consultations gratuites à la population. Dans un second temps, nous aimerions monter un dispensaire, avec des médicaments et des permanents. Puis, au-delà de cette médecine du quotidien, nous espérons comprendre la réaction de l'organisme et proposer des traitements à ceux qui souffrent du mal des montagnes.

— T. A. : Pour votre équipe, séjourner là-bas a également dû être une épreuve physique...

S.V. : Les conditions de vie à La Rinconada sont difficiles à concevoir pour des Européens. Monter d'un coup à plus de 5 000 mètres puis y rester trois semaines, avec des journées de travail intenses, a été éprouvant. Les premiers jours, même avec l'habitude de travailler en altitude, on souffre du mal aigu des montagnes. L'organisme est fatigué, on dort mal. Il faut ajouter les mauvaises conditions sanitaires, le stress, le fait d'être sur le fil du rasoir constamment, et les complications matérielles. L'électricité était chaotique alors que nous avions besoin de congélateurs en permanence pour maintenir les prélèvements sanguins, ou d'azote liquide. D'un autre côté, nous avons aussi vécu une aventure humaine incroyable, dans l'équipe, puisque nous étions toujours ensemble, puis en échangeant avec les étudiants et les mineurs. Ils nous ont vus essoufflés à monter les marches et nous ont montré comment vivre dans cet environnement unique. Nous serons heureux de les retrouver l'an prochain, lorsque nous reviendrons leur proposer certains médicaments contre le mal chronique des montagnes.

— T. A. : Vous êtes rentrés en France en mars et les premiers résultats d'analyses commencent à arriver. Quels sont-ils ?

S.V. : Il va encore falloir attendre des mois pour avoir une vision complète, mais on observe déjà des valeurs records sur le plan sanguin. Une viscosité très élevée, un nombre de globules rouges incroyable, un sang quasi pâteux qui serait mortel pour un habitant des plaines. La population possède aussi des vaisseaux sanguins élargis, un coeur qui s'est beaucoup renforcé, dilaté, déformé. Le risque d'accident cardiaque est bien sûr plus élevé. D'un point de vue cérébral, comme la circulation est plus difficile, elle est confrontée à des problèmes neurologiques, des maux de tête, des acouphènes, des vertiges. Nous avons donc, à la fois, des signes d'une adaptation incroyable et d'intolérance réelle.

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