Russie, Kamtchatka : volcans du bout du monde
La ceinture de feu du Pacifique ne pouvait rêver plus belle boucle que le Kamtchatka et son chapelet de volcans sertis dans un écrin de verdure et de cendre noire.
La terre, aux confins de la Sibérie, n'en finit pas de défier le ciel. Des cratères bouillonnants d'une activité à peine larvée s'élèvent des signaux de fumée semblant appeler à un soulèvement général.
Au Kamtchatka, il en est des paysages comme des visages. Les mêmes aspérités ombrageuses s’ouvrent le temps d’un ciel bleu ou l’espace d’un large sourire. Et, avec leur tenue de camouflage pour seconde peau, les Russes poussent cette ressemblance avec la nature jusqu’au coeur de la capitale régionale, Petropavlovsk, à 6 773 kilomètres à vol d’oiseau de Moscou. La Russie est le pays de la démesure. Dans la fête comme dans l’ennui dont la taïga est l’expression la plus dense vue à travers la vitre d’un camion Kamaz reconditionné. Le nôtre cahote en cette fin de matinée sur une piste sillonnée d’ornières profondes, au milieu de la monotonie des trembles, bouleaux, saules, pins, épicéas, sapins et autres mélèzes qui, tous, semblent se tasser et se serrer pour résister à la pression d’un ciel bas. À la croisée de deux pistes bourbeuses, le camion pousse un râle de soulagement. Une pause, enfin.
Les plus hardis s’engouffrent dans la forêt, poussés par l’envie de satisfaire à un petit besoin... de solitude. L’odeur âcre de la terre humide, le pépiement têtu des oiseaux et le bruissement du vent dans les branches, qui plient et se referment violemment dans le dos, isolent vite des autres restés avec Laurent, notre guide, 22 ans de Russie dans la peau dont 15 au Kamtchatka. Leur curiosité impatiente brûle les étapes. Il y a tant à voir. Et le drapé verdoyant de l’épais rideau ourlé de ciel gris qu’ébauche la taïga laisse si peu paraître de l’ampleur de ce monde encore largement sauvage. De la Russie au Canada — où la forêt boréale devient hudsonienne — en passant par la Scandinavie, cette continuité boisée, la plus grande de la planète, recouvre un dixième des terres émergées.
Cette immensité s’étend plus qu’elle ne se dresse. On est loin, très loin des cathédrales vertes des forêts tropicales. Non, il n’y a rien de gothique ni de flamboyant dans cette communion de résineux et de feuillus. Cette monotonie humble et austère tient davantage du roman, sans doute aussi parce que ses racines plongent dans un passé chamanique qui vivote au coeur des dernières communautés autochtones : Evènes, Itelmens, Kamtchadales ou Koriaks principalement.
Un râle, puis deux. Le camion, sous la conduite ferme et débonnaire de Sacha qui grille cigarette sur cigarette, s’ébroue à nouveau sur la piste cabossée. La même monotonie frappe à la vitre. En vain. Les yeux vagues plongent dans les sources chaudes de Malki qui, la veille, avaient dissous les fatigues d’une nuit cotonneuse en avion.
Le Kamtchatka, un champ de lave ?
Lourdes de neuf fuseaux horaires, les paupières laissent soudain filtrer une lumière plus vive. Le ciel bleu a gagné le combat, la nuit a mordu la poussière. Une cendre noire recouvre tout sur des kilomètres à la ronde. Le coupable n’est pas loin, qui ne se cache même pas. Du haut de ses 3 611 mètres, le Tolbatchik bombe le torse, fier de deux éruptions retentissantes fin 1975/début1976, puis en novembre 2012. Déjà la vie s’insurge, qui reprend des couleurs. Le rose des épilobes et le vert des baies buissonnantes offrent un peu de fantaisie dans cette immensité lunaire. La nuit tombe. Pas de mauvais sang : les épaisses nuées de moustiques de juillet se sont envolées. La nuit sera douce alors que se profile une marche à la fois harassante et enjouée sur les flancs encore battants du Tolbatchik.
Coupant et raviné, un vaste champ de lave donne le rythme à tenir sur la pente qui, plus loin, s’élève à travers le sable brun, la rocaille et les névés jusqu’au sommet engoncé dans une écharpe de brume matinale. Nous y voilà. Poussant plus haut sur l’arête sommitale, le regard s’attarde sur le cratère profond et lambrissé de glace, puis s’évade vers le Klioutcheskoï (4 835 m), arrogant de majesté avec son menaçant panache mauve pour étendard. La météo tourne, l’heure aussi. Les 1 900 mètres de dénivelé positif pèsent dans les jambes, rendant la descente plus lancinante encore. Après neuf heures et demie d’effort, les saucisses tiédies sur la lave encore chaude ne font pas long feu…Le lendemain, dans la compagnie des spectres des mélèzes étiques brûlés par les cendres du Tolbatchik et blanchis par la succession de saisons mortes, nous arpentons les alentours tourmentés du camp. Les baies sont au rendez-vous, pas l’ours brun du Kamtchatka.
Mais, l’animal peut surgir à tout moment de mauvais poil. Des excréments témoignent de sa gourmandise récente et des empreintes, de la terreur qu’il inspire sauf auprès des braconniers. De cette masse pouvant atteindre trois mètres dressée sur ses pattes puissantes et peser 700 kg, ceux-ci ne gardent que la bile, les griffes et l’os pénien dont la pharmacopée asiatique est très friande.
« Les Russes, pointe Cédric Gras, ont coutume de dire que leur pays est celui de la liberté sauvage. Celle qui donne droit à se livrer à n’importe quoi puisqu’il y a profusion. » Mais, aujourd’hui, même la profusion a ses limites… Plutôt cueilleurs que chasseurs, c’est avec des seaux gorgés d’airelles rouges que nous regagnons le camp. Galia fera une entorse à sa cuisine roborative. Le rituel qui précède le plat de résistance reste le même : « ikra », des oeufs de saumon presque aussi bon marché que le ravitaillement en bière locale et en vodka dans les Univermag, ces anciens grands magasins d’État, ou les modestes épiceries de bourgades où le bois fatigué des isbas le dispute au béton lézardé de l’ère soviétique.
Ce soir-là, sous la tente mess, aux effluves des boissons d’hommes rustres s’est mêlé un parfum tchekhovien d’enfance.
Après le réconfort, l’effort. Le jour suivant, sous le regard espiègle des chiens de prairie et celui apeuré des perdrix des neiges, une autre longue marche pousse sur un terrain parfois spongieux jusqu’à un canyon aux hautes parois noires, lissées par l’intermittente rivière Stoudionava.
Découvrir les fumerolles
Le ciel se couvre. Les nuages ne nous lâcheront qu’après nous avoir confié leur lourde peine. Par intermittence, d’abord, puis avec véhémence quand, après avoir mis cap au sud, il s’agit trois nuits plus tard d’arrimer notre camp au milieu des névés. C’est ici, à l’autre bout de la péninsule, que le Mutnovski (2 323 m) souffle le chaud et le froid. Se détachant sur une roche aux tons automnaux, deux langues glaciaires striées de noir ne demandent qu’à raconter son tumultueux passé. L’intense activité fumérolienne pourrait bien les délier. Après tout, la dernière éruption date de 2 000. Le mystère est épais, ce jour-là. Une pluie fine noie les deux caldeiras alors qu’un vent insistant rabat sur les marcheurs impudents les fumées suffocantes qu’exhale à pleine bouche le volcan.
Le plus beau est à venir, après un dernier jeu de pistes en Kamaz pour, in fine, afficher 1 500 kilomètres au compteur dont 650 de piste et 380 de tout terrain. Du haut de l’Avatcha (2 741 m), la vue est imprenable sur Petropavlovsk, le Pacifique et le cône parfait du Koriakski (3 456 m) voisin. La palette de couleurs coupe ce qui reste de souffle après 1 900 m d’ascension et près de six heures et demie d’une montée soutenue dans une ambiance alpine. Le rouge des roches oxydées et le jaune du souffre contrastent avec le ciel céruléen, la neige immaculée et la cendre noire. Une brume humide s’élève. Le rideau tombe sur ce somptueux décor.
Assoupi, l’Avatcha semble réfléchir à sa prochaine création. Comme au plus froid de l’hiver 1991, comme encore aux premiers frimas de l’hiver 2001 où son génie avait explosé.