Ride à l'ouest
Sur les highways de l’ouest canadien, une odyssée sauvage à la découverte des Rocheuses. Cet article paru dans le dernier numéro de notre magazine TERRE est le fruit d'un road-trip des blogueurs du Wild Birds Collective. Un voyage où la poésie se dévoile dans des paysages spectaculaires.
Tout dort, et pourtant c'est l'heure de prendre la route, nos cœurs battants. Au point du jour, la faible clarté illumine délicatement les Rocheuses. Les nuages semblent retenir la nuit. Les cimes gardent leurs secrets, comme les forêts de sapins, denses, profondes, riches d'une faune que nous espérons apercevoir. Depuis notre arrivée hier sur le sol canadien, il pleut. Le froid des montagnes de l'Alberta nous glace les os. Pourtant, cette météo maussade ne nous freine pas. Nous savons que les plus beaux paysages se découvrent aux lueurs matinales et aux prémices du couchant. Les 2500 kilomètres de ce road-trip dans les « Rockies » vont tenir leurs promesses. Nous allons vivre un voyage au cœur d'un vaste univers brut, de l'Alberta à la Colombie-Britannique.
L'appel de la route
Quelque chose vient de traverser en un éclair la route de la Bow Valley. Une apparition qui nous a ouvert les yeux un petit peu plus encore. La voiture a ralenti, le palpitant a accéléré. Furetant les fourrés, l'œil zigzague. Ils sont là, en lisière de forêt, profitant des herbes folles d'une clairière : des wapitis. L'un d'eux, majestueux, nous observe : des bois immenses comme un sacrement, la force tranquille, la puissance, la grâce. Leurs silhouettes imprègnent nos mémoires jusqu'à ce que nous devinions les ramures se fondre dans les branchages et les tâches brunes s'évanouir dans les taillis. Sourire aux lèvres, nous avons tourné la clé dans le contacteur.
Devant nous, la route traçait ses lignes et ses courbes dans l'aquarelle nord- américaine. Énigmatique, elle offrait à nos cœurs l'inattendu, l'imprévisible ravissement des voyageurs.
Alors, les roues flânant sur les bandes de goudron nous ont menées ici et là, la splendeur environnante nous étourdissant. Nous avons avalé les kilomètres avec ivresse. Traversant les merveilleuses forêts où s'étendent les lacs émeraude et ondoient les rivières gorgées d'eau des glaciers. Au-dessus des vallées de velours vert sapin, les montagnes colossales, couvertes de champs de glace d'un blanc immaculé, complètent majestueusement la carte postale canadienne et nous assurent une aventure inoubliable. De l'aube au crépuscule, avant que la nuit ne vienne, quand le ciel s'embrase, nous avons roulé jusqu'à l'obscurité. Tentant, chaque jour, de faire reculer les heures, nous avons roulé jusqu'à ce que la nuit emporte tout. Dans les parcs nationaux de Banff et de Jasper, dans les parcs provinciaux du Mont-Robson et du Wells-Gray, à Whistler et jusqu'à Vancouver, les artères comme les impasses nous ont transportés.
Sur les panneaux, les noms des highways défilent : Transcanadienne, Yellowhead, Seato-Sky... la Icefields Parkway aussi, mythique promenade des Glaciers, un ruban d'asphalte d'une rare magnificence. Ou encore la Maligne Lake Road à Jasper, avec ses bas-côtés jonchés d'herbes folles et de fleurs blanches ou rouges, qui lui donnent une allure bucolique. Les allées de conifères elles, impénétrables, ténébreuses, confèrent tant de mystère à cette route. Bitume reptilien se faufilant dans la vallée, celle-ci contourne lacs et torrents. Au loin, un bloc colossal, un géant de pierre, étirant sa silhouette avec finesse et dans une grâce incomparable, dirige son monde. L'œil rivé sur le théâtre chaotique du lac Medecine, on distingue la route qui fait perdre la tête à quiconque l'emprunte. La scène attire inexorablement notre attention, elle nous envoûte, nous bouleverse. Et quand au détour des virages, dans les somptueux tableaux qui défilent sous nos yeux, surgissent les animaux, la liesse nous empoigne.
Les chèvres des montagnes s'abreuvent des eaux limpides de la rivière Athabasca. Plus loin, c'est un coyote qui chasse. Marmottes, écureuils, multiples cervidés et... l'ours noir. À son souvenir : la chair de poule, les poils qui se dressent sur la peau et les frissons. L'euphorie, nous rions, nous pleurons simultanément. Des jours à scruter les sous-bois... rien, si bien que nous avions fini par croire qu'il s'agissait d'une légende. Et là, fouillant frénétiquement les accotements, une ourse noire et ses deux oursons errent devant nous. La magie d'une quête achevée. Partout, un simple regard dans le rétroviseur donne la furieuse envie de faire demi-tour. Alors, nous rebroussons chemin, portés par l’élan de l’exploration pour voir ou revoir des panoramas. Libres, fenêtres ouvertes, il faut tailler la route doublement marquée de jaune, revenir en arrière et emprunter les chemins de traverse.
La fièvre des sommets
Dès lors, il convient de stopper le moteur, d’ouvrir la portière et de fouler le sol caillouteux. Ici et là, les sentiers pénètrent les régiments de résineux, alors nous nous égarons à pied. Ainsi, les Rockies s’offrent aux randonneurs dans ce qu’elles ont de plus grandiose : un panorama XXL, la nature faite dans la démesure. À l’horizon, rien que l’irréel décor des Rocheuses canadiennes. Vertigineuse immensité, qui enivre l’esprit. Dans l’infini, nous nous perdons. Les couleurs, les textures s’unissent dans une somptueuse harmonie : une palette vibrante, plurielle. Il y a ces montagnes sacrées dressées au-dessus des eaux telles des pyramides. Tour à tour murs, châteaux, forteresses imprenables s’élevant vers les cieux. S’amusant des nuages qui couronnent leur tête, les pitons vertigineux défient les alpinistes. De glace, les sommets sont couverts des neiges éternelles. Surmontant les arêtes, dominant leur roche, de monumentaux glaciers tirent la langue.
Une vague blanche, pure, unifie le paysage... Délicieuses meringues fondant en cascade des cours d’eau jusqu’aux lacs. Elles se nomment mont Chephren, Cirrus Mountain, mont Colombia, mont Rundle, mont Temple, Cascade Mountain, mont Athabasca, mont Edith Carvell… il y en a tant. Au lac Louise, la piste de la plaine des SixGlaciers attise notre curiosité. Montés d’un pas rapide, désormais seuls, sautant d’un rocher à l’autre sur les berges du lac Agnès, nous sommes libres. La boucle de 15 kilomètres nous mène jusqu’au mont Victoria, frontière ente Banff et Yoho. L’ambiance est mystique, évanescente. Tout droit sortie d’un rêve qui semble déjà s’évaporer. Une brume mélancolique étreint les Rocheuses. Sous le souffle du vent, les cimes poudrées de blanc percent les nues. La neige a remplacé la pluie. Elle opère comme un filtre sur l’étendue d’eau en contrebas. Point d’effet miroir sur Lake Louise, la matière est satinée, le turquoise mélangé à de l’acier.
À Banff comme ailleurs, l’appel des belvédères est fort. Au dessus du lac Moraine, seuls les curieux marcheurs découvriront Grand Sentinel, une tour rocheuse s’élançant à la verticale sur 100 mètres, une voie d’escalade pour les grimpeurs en mal d’adrénaline. La certitude d’une vue éblouissante sur les Ten Peaks, le Sentinel Pass et Paradise Valley. À Minnewanka, le lac trop grand et trop touristique nous pousse aussi à gravir les pentes. Les 500 derniers mètres du C-Level Trail sont raides, à l’excès. Haletante à l’arrivée, la poitrine tambourine puis c’est l’explosion de joie. Le mont Girouard, triomphante accumulation rocheuse, règne sur le lit pétrole ourlé de jade. À Jasper, la randonnée Sulphur Skyline délaisse les sous-bois pour atteindre les crêtes. Transis de froid sous les bourrasques qui nous couchent au sol, nous nous asseyons, nous nous abritons comme nous pouvons sur les monts pelés. À 360 degrés, nous observons partout des montagnes couvertes d’un manteau de vertes épines. Là où les sommets eux sont d’ocre et de lumière. Une pure merveille !
Ici, le mont Robson est celui que tout le monde regarde. Point culminant des Rocheuses, il nargue quiconque le dévisage, oubliant sa cotonneuse pudeur devant une poignée de patients visiteurs.
Et là comme ailleurs, il faut attraper son sac à dos et partir vadrouiller, camper. Et puis, à sa vue… les frissons. S’imposant dans le paysage, Samson Peak déploie son ossature minérale vers le firmament. Infranchissable muraille, fière, écrasant tous les sommets alentours de la chaîne Queen Elizabeth, nous n’avons d’yeux que pour lui. Et lorsque, depuis Bald Hills Trail, nous l’apercevons à travers la réjouissante fenêtre cadrée de sapins, la sidération nous gagne, le souffle manque, le cœur lâche. Puis, la vue panoramique s’ouvre sur le plus mirifique des spectacles, nous exaltons. Poussés par la félicité, les poumons s’emplissent d’air. Nous respirons à nouveau. À ses pieds, un lac outre-mer ; une nappe de mercure, serpent tournoyant entre les monts argentés. Captivant, magnétique, le lac Maligne attire comme un aimant. Un joyau naturel dans son écrin.
Le chant de l'eau
Du reste, l’eau est partout : de la pluie qui trempe nos carcasses aux rivières qui jaillissent des montagnes, en passant par les lacs qui inondent les plateaux. Coups de pinceau dans le paysage, tâches immaculées sur les éminences, elle cristallise les sommets et s’allonge à l’infini dans les plaines… Impassible ou trépidante, l’eau est omniprésente. Tour à tour menthe glaciale, vert d’eau, lilas, azur, saphir, violine, claire ou laiteuse… elle est une respiration entre les pins. Peyto Lake, Vermilion Lakes, Herbert Lake, Kinney Lake, Berg Lake, Clearwater Lake… ils sont illustres ou confidentiels, pigmentés de mille nuances, ils séduisent l’œil. Puis, c’est la sérénité qui polarise l’attention. Sibyllins, les lacs canadiens ensorcellent.
Charmantes sirènes appelant à voguer sur leurs eaux délicieuses, ils captivent. Il ne faut pas se contenter de voir, il faut quitter la terre ferme. Monter dans le canoë, c’est un incontournable, rompre les amarres, abandonner le ponton, s’éloigner. Plonger la pagaie dans le fluide glacial, diviser le plan et s’en remettre au hasard. Bercés par le clapotis de l’eau sur la coque, dériver, nourris d’incertitudes et accoster d’autres rivages. Planter la tente et effleurer le sauvage. Sur le lac Maligne, les plus courageux naviguent au rythme des rames. Dévorant les 20 kilomètres à la force des bras, avec la fougueuse soif d’un ailleurs. Pour atteindre un bout de terre isolé dans l’étui nuance fumée des pains de sucre : Spirit Island, un chimérique îlot. Attisant le désir, percutant la rétine, la vallée fascine. Les eaux turquoise du lac Moraine la noient dans un irréel glacis. Elles reflètent, d’une grâce majestueuse, les Ten Peaks qui s’érigent comme des cathédrales sur la pellicule bleutée. Une beauté intemporelle.
Ce matin-là, glissant sur la surface aqueuse, un kayak, minuscule point rouge, flotte entre deux mondes. Filant silencieusement d’une rive à l’autre, il a fait sien le liquide cristallin. Sur ces rives justement, au premier abord, c’est le chaos qui transparaît. Les arbres calcinés par un feu de forêt, comme des milliers de lances pointant vers le ciel, encerclent l’étendue d’eau. Leur teinte brune aux reflets pourpres leur donne l’allure d’une armée de soldats romains. Certains sont à terre, les autres, eux, tiennent. De l’inénarrable falaise qui surplombe Medecine Lake, on voit un amas de rochers tombés là et à jamais enracinés dans une herbeuse prairie. Érodée par le temps, la pierre reste brute. Sous la lumière d’un soleil basculant vers la nuit, les eaux se font métal. Plus loin, alors que le soleil inondait les paysages semi-arides de la Colombie-Britannique, les herbes rases brûlées par l’été teintaient les collines d’or et de vert.
La nappe d’huile de Kamloops Lake fendait le paysage. Une brèche dans l’horizon désolé.
Les bouillonnantes rivières, elles, couleuvres ondulant dans les verdoyantes vallées, répandent les eaux des névés. La tumultueuse North Saskatchewan River prend sa source dans l’Alberta avant de traverser le Canada. Le long de la Icefields Parkway, entre les rochers polis du canyon, la Mistaya River vrombit. Un cliché du Canada parfait ! Plus loin, deux spectaculaires chutes d’eau jaillissent de la frémissante Sunwapta River. En Colombie Britannique, nous avons suivi le « canari sauvage », un vif chardonneret jaune et noir. Ses gazouillis enchantent le lieu, faisant taire le ronflement entêtant de Helmcken Falls. La cascade se jette d’un trait dans le vide, du haut des falaises que la bruine couvre de mousse. La plus belle vue du parc Wells-Gray. La route, les montagnes, l’eau… comme une balade-tableau, exquise réminiscence des peintres de l’Ouest canadien.