Partir, se réinventer, toujours : Alexandra David-Neel
Alexandra David-Neel fut une femme exceptionnelle à plus d’un titre. Née à la fin du Second Empire et morte centenaire en 1969, on la connaît comme l’exploratrice la plus importante du XXe siècle.
Alexandra David-Neel écrivait en 1924 à son mari : « Pour la première fois depuis que la Terre existe une femme étrangère a contemplé la Ville interdite. » On sait cependant moins qu'elle fut aussi pendant la première partie de sa vie cantatrice, journaliste, anarchiste et féministe engagée.
« Je regarde dans le passé, les événements de ma vie, de celle des autres ; je me revois enfant à Saint-Mandé, jeune fille à Bruxelles je me vois au Tonkin, dans l'Inde, en Tunisie, je conférencie à la Sorbonne je suis artiste, journaliste, écrivain, des images de coulisses, de salles de rédaction, de bateaux, de chemins de fer, se déroulent comme un film. Il y a là-dedans de la joie, des rires, des frissons de triomphe, de la douleur, des pleurs, des affres, des tortures sans nom. Tout cela est un défilé de fantômes sans consistance, tout cela est jeu de l'imagination. Il y a ni "moi" ni "autres", il n'y a qu'un rêve éternel qui se poursuit, enfantant d'éphémères personnages, d'irréelles péripéties. Alors... la conclusion suit tout naturellement. » Cette réflexion sur sa vie, Alexandra l'écrit à Philippe Neel, son mari qu'elle a quitté quatre ans plus tôt à Tunis, pour accomplir ce qui devait être un voyage de deux ans tout au plus en Orient.
Nous sommes en 1915, la Première Guerre mondiale fait rage en Europe. Celle qui a pris très tôt pour devise l'un des versets de L'Ecclésiaste, « Marche comme ton cœur te mène et selon le regard de tes yeux », est en train de vivre une expérience unique en Inde à presque 4000 mètres d'altitude et n'a plus aucune envie de rentrer.
Au Sikkim, petit royaume himalayen bouddhiste, elle s'est liée d'amitié avec le jeune maharajah de l'époque qui, impressionné par l'intelligence et les connaissances de la future exploratrice, lui a présenté un maître aux pouvoirs tantriques réputés, le Gomchen de Lachen. Ce dernier la prendra pour disciple à la condition qu'elle accepte de suivre pendant deux années une retraite initiatique dans un ermitage situé juste en dessous du sien. Ce moment va se révéler fondateur pour la chercheuse autodidacte qu'est Alexandra, lui offrant de vivre une aventure unique doublée d'une expérience sur le terrain que peu d'orientalistes ont connu. À l'époque, le Sikkim est sous protectorat du vaste Empire des Indes, en quête de nouvelles routes commerciales en Asie. En 1904, les Britanniques imposent un traité de neutralité au gouvernement tibétain interdisant aux étrangers l'accès au Tibet central.
Cette fermeture enflamme l'imaginaire des quelques intrépides explorateurs qui oseront s'aventurer au-delà de cette frontière himalayenne. Alexandra David-Neel en fait partie et elle sera expulsée pour avoir brisé l'interdit. Commence alors, en compagnie du jeune Aphur Yongden, qui deviendra son fils adoptif, une longue pérégrination de huit années. Témoignant d'une force morale lui permettant de transcender toutes sortes d'épreuves, Alexandra va vivre en osmose avec le Tibet et ses habitants, jusqu'à atteindre son but devenu une obsession : Lhassa ! Elle devient ainsi à 56 ans la première femme occidentale à découvrir la Ville interdite. Mais comment celle dont le nom sera pour toujours associé à l'exploration du Tibet en est arrivée là ? En remontant le cours de ses années de jeunesse, l'on comprend mieux ce qui forgea son caractère.
Vers l'ailleurs
L'exploratrice aime à dire qu'elle prit conscience en 1871 de la réalité de la férocité de la nature humaine sur le mur des Fédérés où son père, libre penseur républicain, l'emmène au lendemain de la Commune de Paris. Cet épisode sanglant la marque à tout jamais. Dès l'âge de cinq ans, frappée par l'indifférence que lui manifestent ses vieux parents et mue par une attirance irrépressible pour l'ailleurs, elle « fugue » à plusieurs reprises, prélude aux longs voyages qu'elle effectuera plus tard en Asie. Adolescente précoce, elle veut comprendre le monde et pressent que l'étude des religions l'y aidera. « [...] Tout enfant, j'ai eu la curiosité des croyances religieuses. Je ne doutais pas qu'elles ne fussent d'une importance indiscutablement primordiale. Il me fallait les inventorier, en trouver le sens, en discuter en moi-même le bien-fondé. », écrit-elle dans son journal. Les philosophes stoïciens sont ses premiers maîtres et elle se convertit au protestantisme à 21 ans alors qu'elle vient d'obtenir un premier prix de chant théâtral français du Conservatoire royal de Bruxelles. Puisqu'il lui faut gagner sa vie, elle sera cantatrice. Aimant se mettre en scène et la vie nomade des troupes de théâtre, elle assume d'endosser plusieurs identités à la fois et se forge un profil de « cantatrice orientaliste ». Tout en voyageant, elle devient membre de la Société de théosophie de Londres, société qui s'intéresse à l'ésotérisme et à l'histoire des religions d'Orient. À l'époque, le musée Guimet, « temple bouddhiste parisien », est l'endroit où il faut être. Alexandra aime à dire que sa vocation y est née et devient l'une des premières bouddhistes de Paris. En 1894, elle part pour un premier voyage en Inde et à son retour, elle s'enhardit et publie son premier article dans la revue mensuelle de la Société théosophique, Le Lotus bleu, dont la couverture est ornée de la devise :« Il n'y a pas de religion plus élevée que la vérité. »
À Bruxelles, où elle a grandi, exilés, proscrits, socialistes, intellectuels en quête d'idéaux face à la montée des inégalités de la société moderne, se croisent et forment une assistance à laquelle elle s'empresse de se mêler. Les idées de Proudhon, Marx, Bakounine, Kropotkine et des révolutionnaires italiens se répandent et se heurtent à l'ordre établi. Son compagnon de l'époque, Jean Hautstont, l'introduit dans les milieux anarchistes et la présente à Élisée Reclus, grand humaniste, brillant penseur et géographe. Elle passe autant qu'elle le peut ses après-midis en la compagnie de celui en qui elle voit un « père rêvé ». Élisée a fondé une famille nombreuse, prône non seulement l'union libre, le végétarisme, l'émancipation féminine, la vie en communauté, mais il tient aussi à enseigner et à transmettre la recherche du bonheur ici et maintenant ! Séduit par la personnalité naissante de cette jeune femme au caractère trempé et à l'engagement si déterminé, il préfacera la première œuvre d'Alexandra, 'Pour la vie', pamphlet libertaire, avec ces mots « Un livre fier écrit par une femme plus fière encore ».
Cependant sa carrière de soprano piétine et son métier de journaliste pour Le Lotus bleu tout d'abord, pour le Mercure de France ensuite puis pour La Fronde, le journal féministe que son amie Marguerite Durand vient de fonder, ne suffit pas à la faire vivre décemment. En 1904, contre toute attente, elle épouse Philippe Neel, ingénieur des chemins de fer à Tunis, ce qui lui confère le statut confortable de « femme de lettres » auquel elle aspire tant. Elle va enfin pouvoir se consacrer à sa passion : écrire ! Philippe Neel est vite obligé de reconnaître qu'Alexandra n'a rien d'une épouse conventionnelle.
Femme savante
« J'ai toujours eu l'effroi des choses définitives. Il y en a qui ont peur de l'instable moi j'ai la crainte contraire. Je n'aime pas que demain ressemble à aujourd'hui et la route ne me semble captivante que si j'ignore le but où elle me conduit...» lui écrira-t-elle un jour. Le couple ne vivra véritablement ensemble que par épisodes, jusqu'à ce que Philippe ait la sagesse de proposer à sa femme de partir sur le terrain étudier ces textes sacrés qui la fascinent tant. Pendant les quatre années suivantes, Alexandra se prépare. Elle se consacre à la rédaction du Modernisme bouddhiste, son premier ouvrage sur la question, publié en 1911 juste avant son départ. C'est l'époque du plein essor de la Compagnie des messageries maritimes. La future orientaliste s'embarque à Marseille avec la bénédiction de Philippe et une subvention du ministère de l'Instruction publique. Elle s'est donné environ deux ans pour ce voyage d'études sur le terrain, expérience qui la démarquera du savoir uniquement livresque et universitaire de ses pairs. En femme d'avant-garde, elle ne laisse rien au hasard et utilise, une fois sur le continent indien, le réseau des membres de la Société de théosophie comme autant de relais, ses publications et son livre sur le bouddhisme lui servant de sésame et de cartes de visites. Au cours d'un séjour à Calcutta, son voyage va prendre une toute autre tournure. Elle obtient de la part du Président britannique des lettres de recommandations pour aller rencontrer le 13e dalaï-lama, « le pape des Tibétains » en exil au Sikkim. L'aventurière exploratrice ne le sait pas encore mais elle ne rentrera en Europe que 10 ans plus tard, précédée d'une renommée internationale.
Passionnée de voyages, diplômée de l'Inalco, Jeanne Mascolo de Filippisa organisé et encadré des circuits de randonnée dans les Himalayas. Documentariste, elle a réalisé en 1992 Alexandra David-Neel, du Sikkim au Tibet interdit, film multi-primé dans les festivals internationaux. Elle est aussi l'autrice d'un portrait de MatthieuRicard (pour Arte) et d'Edgar Morin (pour France 5). Côté livres, elle a traduit celui du tibétologue Giuseppe Tucci Sadhus et brigands du Kailash (éd. R. Chabaud, 1988), co-rédigé le guide Tibet (éd. R. Chabaud,1991), Sept femmes au Tibet (éd. Albin Michel, 1992), le Guide bleu sur le Bhoutan (éd. Hachette, 1994) et Lhasa, lieu du divin (éd. Olizane, 1999). Et à l'occasion du150e anniversaire de la naissance d'Alexandra David-Neel, elle a publié Alexandra David-Neel, cent ans d'aventure (éd. Paulsen, 2018).