Extrêmes limites, un récit de l'explorateur Christian Clot
Sable, eau, forêt, montagne : l'explorateur Christian Clot a parcouru toute sorte de terrains. De cette curiosité originelle pour la Terre, il en a fait un objet de recherche scientifique. Comment l'homme s'adapte-t-il à son environnement ?
De retour d'une expédition à travers les quatre milieux les plus extrêmes de la planète — la chaleur de l'Iran (57°C), les vents à 130km/h du Chili, l'humidité d'Amazonie et le froid de Sibérie (-58°C)—, il nous fait le récit de son exploration ultime : celle des limites de son propre corps.
Même après des années d'expédition, entrer dans un nouveau territoire me provoque toujours une sensation particulière. Seul au milieu de ces ailleurs oubliés des hommes, c'est d'abord l'immensité des lieux qui m'impressionne. Ils m'écrasent de leur démesure, avec un mélange de vide absolu et de surabondance qui heurte les sens, qui envahit l'être d'un seul mouvement. Ce plateau à perte de vue sur lequel dansent des mirages de chaleur, ces monts opalins figés de glace qui s'égrènent en un chapelet infini, cette forêt si dense que le soleil lutte pour y pénétrer, ce labyrinthe tentaculaire de canaux qui s'entrelacent à l'infini entre montagnes, glaciers et forêt centenaire, où le vent peut soudainement accélérer jusqu'à l'ouragan. Des milieux extrêmes, inaccessibles et dangereux. Et moi. Isolé. Tellement minuscule. Insignifiant dans de telles démesures où je vais pourtant devoir trouver ma place. Dois-je hurler de joie d'être enfin là, après des mois de préparation, ou crier de terreur de la folie que j'entreprends ? Dans ces milieux qui dépassent déjà l'imaginaire, l'idée suivante balaie rapidement cette question : je n'ai pas le temps. La chaleur me frappe, le froid glace mes veines, la moiteur amazonienne m'étouffe, le vent gifle mon visage d'une humeur salée qui hurle l'arrivée d'une tempête... Pas le temps ! M'apitoyer, rêver, admirer sont des luxes que je ne peux m'accorder. Pas encore. Agir. Maintenant. Sans trouver rapidement, tout de suite, les bons gestes, la bonne attitude, le danger deviendrait mortel. Si je laisse ce soleil qui chauffe en été le désert iranien du Lut à plus de 50°C caresser ma tête, si je ne protège pas chaque particule de peau de ces -50°C destructeurs que l'hiver abat sur les monts Verkhoïansk de Sibérie, si je ne surveille pas chaque mouvement de feuille, chaque endroit où je pose le pied ou la main dans la densité de la forêt amazonienne du Brésil, si je n'écoute pas le moindre changement de vent dans ces versatiles canaux marins de Patagonie chilienne, je ne suis qu'un mort en sursis. Comment lutter ? Comment parvenir à vivre dans un milieu qui m'écrase, comme un lion se jouerait d'une souris ?
Une lutte sans merci, contre soi-même
La voilà ma lutte ! Pas contre les milieux. À quoi bon ? Eux, ils SONT. Ils étaient hier et, malgré les attaques que nous leur ferons subir, ils seront là demain. Ils n'ont ni malice, ni volonté de faire du mal ou du bien. Non, la lutte ne peut être contre eux. Jamais. On ne boxe pas le vent ! Elle est contre moi-même. Contre ces idées qui m'envahissent, qui ralentissent mes gestes, me font baisser les bras avant même d'avoir essayé. Épuisement. Désespoir. Peur. Euphorie. Vanité. Non. Je ne suis rien pour eux, ils sont tout pour moi. Alors je lutte pour poursuivre ma route, me fondre petit à petit en eux. Après une première journée de marche en tirant mon chariot de plus de 150 kilos dans le Dashte Lut, je n'ai plus qu'une idée en tête : arrêter. Faire cesser cette douleur oppressante de chaque instant que la chaleur impose à mon corps. La première fois que je regarde mon thermomètre, installé comme je le peux sous une bâche censée me permettre de passer la journée soutenu d'un peu d'ombre, il me montre un implacable +55°C. À l'ombre. Dès 9h30, l'étau qui s'est refermé sur mon cœur et mes poumons n'a cessé de serrer ses mâches destructrices. Réduire mon rythme respiratoire. Réduire mon rythme cardiaque qui s'emballe pour tenter de refroidir mon système central. Réduire ma gestuelle. Protéger ma tête : les cellules graisseuses du cerveau peuvent fondre, faisant griller ce merveilleux système de milliards de cellules. Tout en prenant un véritable plaisir à être là ! Un équilibre que je vais devoir trouver dans chaque milieu. En Sibérie, c'est la première nuit qui me fait cet effet. -58°C à l'extérieur. -54°C dans ma tente. L'air de ma respiration se transforme en glace aussitôt sorti de ma bouche, de mon nez. Tente, sac de couchage, vêtements, tout se fige. Parvenir à boire un liquide pour qu'il reste juste au-dessus du 0°C est un défi permanent. Manger autre chose que de la glace - glace à la viande, aux fruits secs, au chocolat - une impossibilité. Je ne dors pas de la nuit. Je lutte pour ne pas trop me refroidir, pour ne pas geler mes extrémités. Pour trouver la force, le courage, de reprendre le lendemain ma progression à ski en tirant un traîneau qui n'a que pour vertu de me réchauffer un peu. La nuit suivante est identique. Combien pourrais-je tenir de nuits sans dormir ainsi ? Une question que je m'étais déjà posée dans les canaux de Patagonie, alors que la tempête faisait rage depuis plusieurs jours. Ma tente, secouée d'une main invisible, semblait prête à me lâcher à chaque rafale.
Dormir... Mais pas trop
Sommeil... Sans lui, impossible de poursuivre l'aventure. Mais s'il se fait trop profond il devient mon danger. Dormir. Se réveiller toutes les heures ou plus pour faire un point de la situation, se rendormir si tout va bien. Même lorsque le danger n'est que relatif, comme en Amazonie. Dans cette immensité végétale surpeuplée, savoir qui dort avec vous peut s'avérer utile, puisque bien des insectes parviennent à pénétrer le sanctuaire de ma moustiquaire de hamac. Chaque nuit, j'entendais les femelles panthères en chaleur feuler et évoluer près de mon camp. Les histoires racontées par les locaux reviennent à l'esprit. Tous m'ont relaté au moins une attaque de panthère. Jamais contre eux. Dont ils n'ont jamais été témoins. Mais la femme de leur frère a parlé avec un ami qui aurait... J'ai beau savoir que ces attaques sont le plus souvent fantasques, que ce sont des cas très rares dus, comme souvent en matière d'attaque animale, à une erreur de l'homme, difficile de totalement ignorer ces récits dans un noir d'encre. Et c'est là l'erreur véritable: se focaliser sur un danger imaginaire plutôt que se concentrer sur les vrais, comme les branches d'arbres : gorgées d'eau en raison des déluges qui sévissaient toutes les nuits, elles s'abattent comme des bombes autour de moi, lorsque ce ne sont pas les arbres entiers. Les chutes d'objets tuent bien plus en forêt que les animaux, hors moustiques. Je peux faire attention à des panthères que je ne vois pas, des serpents ou des araignées qui n'ont pas de raison de m'attaquer. Mais si j'oublie de placer mon camp sous des arbres jeunes dont les branches cassent moins que celles des arbres anciens, je me mets vraiment en danger.
Mais ces péripéties ne caractérisent pas ces univers. Ils sont aussi des merveilles de vie et de beauté. Ils offrent des magies que l'on ne commence à percevoir qu'au moment où l'on devient capable de les observer.
C'est ce que je dois apprendre de chaque milieu. Petit à petit, je trouve mes marques. J'accepte le milieu pour ce qu'il est et non sous une forme que j'avais fantasmée. J'apprends les bons gestes, parfois lents, parfois rapides, à quel moment agir, comment m'habiller, écouter chaque son, réagir au moindre changement d'odeur, de courant, de lumière...
Progresser
Tous les jours, je progresse autant que me le permettent les conditions climatiques, les heures du jour et le terrain. Me lever et démonter mon camp. Jusqu'à trois heures de travail dans les froids sibériens. Me mettre en route en tirant mon chariot de 150 kilos dans le désert, ma pulka de 100 kilos en Sibérie, mon sac à dos de 60 kilos en Amazonie ou mon kayak dans les canaux de Patagonie. Progresser me paraît fondamental, bien au-delà du but géographique que j'ai pu me fixer. On peut certes passer des heures, des jours à observer et découvrir le même lieu. Cela se révèle souvent passionnant. Mais le déplacement, à vitesse humaine, sans créer de bruit ou si peu, est une manière de me fondre dans les paysages, de les découvrir dans leur vérité. En comprendre l'ampleur, en ressentir les influences, en saisir les volumes. En Amazonie, qui paraît si plate vue du ciel, on ne saisit l'incroyable complexité du terrain, sa variété inouïe, qu'en se déplaçant. La Patagonie ne se révèle jamais autant qu'avec la conscience que chaque fjord est un peu différent. Même les déserts, que l'on pourrait imaginer parfois monotones, s'offrent sous des jours toujours différents au marcheur qui prend la peine de laisser son regard vagabonder. Mais surtout, la fatigue des heures efface petit à petit les pensées, les réflexions, les volontés de maîtrise. Elle autorise l'entrée dans un monde de perceptions qui transfigure les lieux, où le ressenti est décuplé grâce à mille sens oubliés redevenus actifs. On ne voit plus le monde: il est devenu sensation. Comme au sein d'un orchestre aux multiples instruments, on devient capable de les isoler un par un et d'en saisir les subtilités. Une forme de pleine conscience qui transcende nos capacités. Je chéris ces sensations, bien que j'en connaisse les risques. C'est l'équilibre ténu qu'il faut savoir trouver. Chercher la transfiguration sans perdre la vigilance indispensable à sa sécurité, surtout lorsque l'on est seul.
Une histoire d'eau
L'eau est souvent le grand juge de ces milieux extrêmes. Trop. Trop peu. 2% d'humidité au milieu de la journée dans le Lut. Les molécules d'eau se font tellement rares que tout s'assèche. Mes vêtements se rigidifient, deviennent du carton. Ma peau se momifie et ma bouche hurle sans relâche son besoin d'être humectée. Boire par cette chaleur sert pourtant si peu: cela n'a pour effet que de satisfaire mes pores, en aucun cas de m'hydrater en profondeur puisque l'évaporation est quasi instantanée. Ce n'est qu'à la « fraîcheur » de la nuit, lorsque les +57°C deviennent +30°C, que je peux me laisser aller à boire sans honte. En Amazonie, ce sont les 100% d'humidité qui imposent une moiteur digne d'un hammam en faisant passer les 40°C à 75°C en ressenti (échelle Humidex), ce qui altère les poumons à chaque respiration. 98% d'une humidité froide dans les canaux marins. L'impression d'évoluer dans une brume glacée qui pénètre dans la tente, sous les vêtements, dans les sacs étanches.
L'eau est partout. Dans les glaciers et les bras de mer aussi bien que dans l'air. Une eau salvatrice, indispensable à la vie, qui peut devenir notre ennemie, comme lorsque je suis éjecté de mon kayak dans des flots à 2°C par les vents et les courants.
Une situation que j'étais certain de ne pas vivre en Sibérie à -55°C. Les rivières sont congelées, la température est si froide que rien ne semble pouvoir bouger. Je découvre vite qu'il n'en est rien. Par un surprenant phénomène géothermique, des courants chauds galopent sous le miroir des eaux gelées, fragilisant de manière imprédictible et avec une étonnante rapidité des zones entières de glace qui deviennent très fragiles, voire complètement en eau. Je louvoie entre ces plaques instables qui guettent mon petit jeu jusqu'à profiter insidieusement de ma fatigue : ma vigilance en berne, je m'engage sur une zone que je pense ferme lorsque la glace s'ouvre soudainement sous mes skis. L'instant d'après, je suis dans l'eau jusqu'à la taille. Elle me paraît si chaude avec son 0°C alors que l'air est si froid. Mais dès que j'en sors, je découvre ce que doivent vivre les statues de glace que les habitants de Yakoutie sculptent au début de l'hiver. L'eau, la douce amie du marcheur. Que ne me fait-elle pas subir parfois !
Repartir, encore et encore
À la fin de chaque traversée, je suis submergé d'un mélange de soulagement et de peine. Les difficultés sont telles que savoir ces affres terminées et la mission réussie me rend extatique. Mais j'ai à chaque fois été envahi par les ineffables splendeurs d'univers uniques, où la vie prend une intensité rare. Les rayons d'un soleil qui tire sa révérence en caressant les collines désertiques de mille tons chaleureux. Cet arc-en-ciel qui naît d'un instant d'accalmie entre deux glaciers bordés de forêts qui s'ébrouent après la tempête. Un flot de singes hurleurs qui passent comme une furie au-dessus de mon hamac comme une bande d'enfants joueurs... Chacun d'eux a construit ma capacité à résister. Un émerveillement dont il faut chercher la trace à chaque instant même, surtout, lorsque les choses nous paraissent les plus difficiles. Je suis persuadé que c'est l'une des clés majeures de la capacité d'adaptation.
Dans ces univers d'absolu, il est toujours quelque chose de magique. On peut tout faire, aller aussi loin que possible, réaliser des traversées extraordinaires... Elles n'existent, ne sont vraies, que parce que l'on y a trouvé la part d'émerveillement indispensable pour poursuivre son chemin. Dans un milieu extrême, comme dans sa vie quotidienne.