Terre, une invitation au voyage

Ella Maillart : voyageuse sans boussole

Gwenaëlle Abolivier
Ella Maillart : voyageuse sans boussole

Dans le numéro de notre magazine TERRE consacré aux sentiers, nous avons dressé le portrait d’Ella Maillart, voyageuse indépendante et intrépide dont les yeux n’ont jamais cessé de regarder le monde avec curiosité et étonnement.

Qu’est-ce qui préside au choix de nos destinations de voyage ? Un livre, un film, une discussion ? Et si nos envies d’aventure et d’évasion dépendaient de nos rencontres ? À y regarder de près, la vie de l’exploratrice et photographe Ella Maillart, née en 1903 à Genève, est ponctuée de rencontres décisives. Tout a commencé au bord du lac, vaste pièce d’eau qui se révèle le lieu de projection de ses désirs de liberté. Elle a dix ans quand ses parents louent une maison, à sept kilomètres de Genève, au Creux-de-Genthod, où s’organise une vie de plaisance. 

Là, elle rencontre celle qui va devenir sa grande amie : Hermine de Saussure, sa voisine, de deux ans son aînée. Toutes deux sont faites pour s’entendre ! Hermine, qui n’aime pas son prénom, se fait appeler Miette, car elle est aussi légère qu’une miette. Issue du milieu aristocratique de l’une des plus anciennes familles de Genève, elle va lui ouvrir la voie à la navigation et aux chemins d’eau. Les deux adolescentes apprennent de manière empirique, en observant et en répétant les gestes des matelots. Elles font leurs premiers ronds dans l’eau, empruntent des embarcations et remportent des régates. Plus rien d’autre ne compte pour Ella qui devient une « mordue de la voile ». Volontaires et passionnées, Ella et Miette passent leurs journées sur l’eau et ont en tête la descente du Rhône pour rejoindre Marseille et la Méditerranée. Miette financera l’achat de leur premier voilier, Perlette, un cotre de trois tonnes et de sept mètres vingt de long, équipé d’une petite cabine qui devient leur cabinet de lecture et d’écriture.  

© History and Art Collection / Alamy

En février 1923, Miette et Ella Maillart, qui a tout juste 20 ans, appareillent pour un voyage de six mois le long de la côte Adriatique, cap sur l’île de Beauté. À leur retour, elles font la connaissance d’Alain Gerbault, skipper du fameux Firecrest qui est sur le point de larguer les amarres pour la première traversée de l’Atlantique en solitaire, à la voile et sans moteur. La complicité est immédiate entre les deux jeunes garçonnes et le champion de tennis, revenu traumatisé de la Grande Guerre où ses amis sont tombés au champ d’honneur. Ella et Miette font partie de cette jeunesse bouleversée qui tente de trouver un sens à son existence, et en définitive, une place dans un monde déchiré par le conflit mondial. Une fidèle amitié naît entre Alain Gerbault et Ella Maillart. C’est lui qui lui fera rencontrer un éditeur et l’encouragera à poursuivre sur le chemin de l’écriture. Après la Corse s’ensuivent des voyages maritimes vers la Crête avec les équipières de la Bonita, puis sur la côte atlantique. Mais, quand en 1926, Miette de Saussure, bientôt mère de famille, renonce à une existence au long cours, tout s’écroule pour Ella. Elle doit à tout prix trouver une échappatoire et se tourne vers d’autres horizons.  

 Cap vers l’Est

Ce sera l’Orient où s’ouvrent des chemins terrestres qui la guident jusqu’au Pacifique. C’est alors qu’elle se rappelle une discussion qu’elle a eue, à Paris, avec le romancier Luc Durtain, reconnu pour ses grands reportages de terrain écrits dans la veine de Joseph Kessel.

Lors de cet échange, il lui a soufflé « Pourquoi n’iriez-vous pas réaliser à Moscou un reportage sur la jeunesse russe dont on ne sait rien ? » Qu’à cela ne tienne?! Et voilà Ella Maillart, âgée de 26 ans, en route pour la Russie.  

Nous sommes en 1929 et elle fait un arrêt à Berlin où elle croise Charmian London, la deuxième épouse de l’écrivain Jack London. Âgée de 58 ans, elle se prend d’amitié pour la jeune voyageuse et, outre un chapeau, lui offre 50?dollars, une somme considérable pour l’époque qui lui permet de poursuivre sa route vers l’est. À partir de Moscou, Ella Maillart va explorer les montagnes du Caucase et la région inconnue de la Haute-Svanétie qui appartient aujourd’hui à la Géorgie. Ses rêves de voir Samarcande et les routes de la Soie, son vif intérêt pour les tribus nomades ne la quittent plus, et, en 1932, elle repart vers les hauts plateaux du Kirghizistan, les Tian Shan ou « montagnes célestes » qui s’étendent jusqu’à la Mongolie.

© KEYSTONE/PHOTOPRESS-ARCHIV / AKG

Mais les voyageurs étrangers ne sont pas désirés dans ces régions proches de l’Afghanistan et de l’Inde. Par chance, là encore, elle réussit à s’associer à une petite expédition de scientifiques qui lui permet de cheminer et d’accéder à ces territoires lointains ainsi qu’aux peuplades nomades qui résistent à la colonisation soviétique. Son récit très documenté Des monts célestes aux sables rouges lui ouvre les portes du musée Guimet et du Petit Parisien. Élie-Joseph Bois, rédacteur en chef du quotidien, est une rencontre très importante qui hisse la voyageuse au rang de grand reporter. Il accepte la proposition d’Ella de réaliser des photographies et des papiers au Mandchoukouo, région méconnue d’Extrême Orient, située au nord-est de la Chine, envahie en 1931 par les Japonais. 

6000 kilomètres, sept mois et une traversée

En 1934, elle met le cap sur l’Asie, carte de presse en poche et en novembre, au fin fond de la Sibérie, elle tombe nez à nez sur Peter Fleming, journaliste au Times, frère de Ian, le créateur de James Bond. Une fois de plus, cette rencontre est décisive, car ils décident d’entreprendre un voyage non sans risque: accéder à la région interdite du Xinjiang (actuelle région autonome ouïghoure). Ensemble, ils réalisent un exploit, soit sept mois d’une lente traversée à pied du monde, sur plus de 6000 kilomètres. D’après Nicolas Bouvier, leur périple est « sans doute le plus beau trajet de pleine terre qu’on puisse faire sur cette planète. Prenez la mappemonde et trouvez mieux ! » S’ensuivra un voyage clef pour Ella Maillart: la route de l’Afghanistan et de l’Iran.  

© History and Art Collection / Alamy

Au Liban, elle tombe sous le charme de la romancière Annemarie Schwarzenbach. Sa personnalité, son aura et son intelligence interpellent Ella qui pense pouvoir éloigner la Suissesse de ses addictions à la morphine. En mai 1939, afin de tourner le dos au conflit qui gronde, les deux jeunes femmes repartent vers la Turquie et Kaboul, à bord de la Ford V8 qu’Annemarie a reçue en cadeau de ses parents.  

Cette expérience va agir comme un déclic : Ella découvre alors une dimension plus spirituelle et verticale du voyage. Quête qu’elle prolongera en Inde où elle restera près de cinq ans pour suivre les enseignements de ses maîtres. Ella Maillart est certes un exemple d’indépendance et de liberté. Si, à plusieurs reprises dans ses courriers inédits et dans ses récits, elle dira préférer voyager seule pour décider par elle-même et pouvoir aller le nez au vent, force est de constater que, sur les chemins du monde, elle ne pourra se passer des autres ! 

 

Gwenaëlle Abolivier est une journaliste, écrivaine française et autrice de littérature de jeunesse, mais également, grand reporter et productrice d’émissions pendant 20 ans pour France Inter. Après Vertige du Transsibérien (éd.Naïve, 2015), elle publie Tu m’avais dit Ouessant, (éd. Le mot et le reste, 2019, prix Marine Bravo Zulu 2020) suite à ses trois mois d’hiver passés dans le sémaphore de l’île. Suivent Marche en plein ciel (éd. Le mot et le reste, 2022) et La Forme du fleuve (éd. Le mot et le reste, 2023). Elle fait paraître en 2023 Ella Maillart, l’intrépide femme du globe (éd. Paulsen), un portrait illustré de la voyageuse. Depuis 2023, elle est membre de la Société des Explorateurs Français (SEF).  

 


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