Terre, une invitation au voyage

El mundo colorado

Christophe Migeon
El mundo colorado

Les Mayas n’ont pas disparu, ils sont au moins 7 millions au Guatemala à avoir résisté au métissage forcé par l’envahisseur espagnol. Retrouvez le reportage de Christophe Migeon sur le Guatemala dans le dernier numéro de notre magazine TERRE.

Avec leurs vêtements chamarrés, leurs marchés aux étals flamboyants, leurs saints catholiques pavoisés, leurs forêts aux 50 nuances de verts… ils tiennent bon dans un monde qui n’est pas rose, mais où le noir et blanc n’a pas sa place.

Quand en 1527, les conquistadores déposent cuirasses et rapières pour construire la capitale de leur nouveau royaume de Guatemala dans la large vallée de Panchoy, ils ignoraient que la plaque de Cocos n’aimait rien tant que se glisser sans retenue sous la plaque nord-américaine. Après plus de deux siècles de coulées de boue et de séismes dévastateurs, ils réalisèrent enfin qu’à cet endroit précis la terre avait pour habitude de s’ébrouer la couenne et qu’il y avait sans doute des coins plus tranquilles pour diriger un empire. En 1773, ordre est donné d’évacuer la cité. Nos négligents Ibères remontent en selle et partent 40 kilomètres plus à l’est fonder ce qui allait devenir Guatemala City. Leur première capitale initialement baptisée Santiago de los Caballeros de Guatemala — un nom qui claque comme un coup de fouet sur une croupe de bourrique — est donc restée dans son jus, avec son cortège d’églises baroques, de monastères aux murs épais et d’opulentes résidences aux façades rongées de lézardes. Aujourd’hui, Antigua, classée au patrimoine mondial de l’Unesco, passe pour être la plus jolie ville du pays. Des trois volcans menaçants qui l’entourent, seul le Fuego (3763 mètres) fume encore. Son voisin l’Agua essaie bien de faire l’intéressant en accrochant un petit cumulus à son sommet, mais voici 10000 ans qu’il fait la sieste. Sur la Plaza de Armas, la cathédrale San José de 1680 n’exhibe plus que son fronton, émouvant décor de théâtre dressé devant des ruines ouvertes aux quatre vents.

© Juan Brenner & Sophie Knight

Églises bondées et marchés animés

Devant l’hôpital San Pedro niché dans des bâtiments du XVIIe siècle, une foule bigarrée de campesinos, hommes émaciés, joues boucanées par le vent, femmes chapeautées à jupailles chamarrées, patientent à l’ombre des palmiers en espérant une consultation. Ici, on ne paie qu’en fonction de ses revenus et comme deux tiers de la population est en dessous du seuil de pauvreté, l’endroit est plutôt fréquenté. Face à la misère et aux inégalités sociales, la prière est un recours qui ne mange pas de pain à défaut d’en donner. Dans l’église de la Merced, les deux messes quotidiennes — sauf le dimanche qui en propose cinq ! — font nef pleine et on fait la queue pour passer à confesse. Un tombeau vitré expose un Christ martyr fraîchement descendu de sa croix, le visage grimaçant, marqué par la douleur, bien loin de la sérénité affichée par nos Jésus européens. L’artiste lui a donné un teint suffisamment hâlé pour être adoré par les Mayas — encore 60 % de la population, les autres sont des Ladinos, des métis — mais aussi des traits assez espagnols pour qu’on ne le confonde pas avec un autochtone. Pour un premier aperçu du monde maya, rien de tel qu’une plongée dans les allées du marché qui se tient tous les jours dans le centre de la ville. Descendues tout droit de leurs montagnes, des paysannes bancroches et babillardes tiennent conseil devant des éventaires garnis de fruits mystérieux tandis que des poulets effarés, bec entrouvert et crête en berne, attendent leur heure. Avec ses étals aussi rutilants qu’un plumage de quetzal, ses délires d’épis de maïs, ses étalages de souliers vernis, ses effluves d’épices, de café fraîchement torréfié et de tortillas chaudes, le mercado est un théâtre de vie, lieu de rencontres et d’échanges, où se tissent des liens sociaux et se perpétue la tradition maya.

Descendues tout droit de leurs montagnes, des paysannes bancroches et babillardes tiennent conseil devant des éventaires garnis de fruits mystérieux.

© Juan Brenner & Sophie Knight

Atitlán, lien sacré entre ciel et terre

Jésus n’a pas l’exclusivité des génuflexions. À Santiago, sur les rives du lac Atitlán comme dans toutes les communautés mayas, les anciennes divinités sont toujours à l’honneur dans un convivial et joyeux syncrétisme. Dans une bicoque du village, un mannequin de bois figurant le dieu Maximon est allongé dans son transat coiffé de deux Stetsons et affublé de multiples cravates. Depuis l’époque coloniale, on le déplace discrètement tous les mois d’une maison à l’autre pour continuer à l’honorer en toute tranquillité. Le bougre n’a jamais manqué de rien. Bouteilles d’aguardiente, flasques de Chivas, paquets de cigarettes, polos Lacoste et même une paire de Nike… sans doute pour décamper plus vite en cas de descente de l’évêque. Sans forcément partager l’enthousiasme débridé du géographe Alexander von Humboldt qui l’avait élu « plus beau lac du monde », il faut bien reconnaître au lac Atitlán, niché dans son écrin volcanique, un certain sens de l’esthétique. Au petit matin, les lanchas, ces barcasses motorisées qui rallient les différents villages dispersés sur le rivage, viennent rider la surface d’étain qui jusqu’alors réfléchissait la sombre farandole des cracheurs de feu : le Toliman, le San Pedro et l’Atitlán, tous engourdis depuis des siècles, mais prêts à faire feu de toute lave à la moindre indisposition tectonique. Il y a 1700 ans, le lac submergeait l’île de Samabadj, aujourd’hui engloutie par 18-30 mètres de profondeur. Les nombreux vestiges religieux rapportés du fond par les archéologues indiquent que l’île était un centre de pèlerinage illuminé de grands feux cérémoniels. Dans le fécond imaginaire maya, Atitlán était un portail vers l’autre monde, un lien sacré entre le ciel et la terre. Au crépuscule, alors que le vent est tombé et laisse entendre la chanson de l’eau assagie, on regrette le spectacle grandiose des feux rougeoyants se reflétant sur le miroir du lac

© Juan Brenner & Sophie Knight

Un angkor précolombien

Pour retrouver le faste de la civilisation maya, mystérieusement effondrée autour du IXe siècle, cap au nord, vers le Petén, une vaste région — le tiers du pays tout de même! — ensevelie sous la forêt tropicale. À Tikal, au beau milieu de cette jungle quasi inaccessible jusque dans les années 60, d’audacieuses structures pyramidales surgissent de la canopée. La capitale des Mayas des Basses-Terres n’a été découverte qu’en 1848 alors que Cortès qui n’avait pourtant pas les yeux dans sa poche, a chevauché à quelques kilomètres des ruines sans même rien remarquer. Seuls 80 bâtiments sur les 3000 sans doute présents sur le site ont été extirpés de leur sarcophage végétal. Sur la Grande Place, bordée à l’est par le temple du Grand Jaguar, à l’ouest par le temple des Masques, des ataillons de fourmis grosses comme des trombones tondent déjà la pelouse. Un peu plus loin, l’ascension éprouvante du temple du Serpent à deux têtes — la plus grande structure précolombienne avec 64 mètres de haut — offre la vue la plus envoûtante de Tikal. Gare au vertige à la descente. Sous les frondes des kapokiers et des acajous s’esquissent les contours incertains d’un Angkor américain : terrasses et escaliers dévorés par d’insatiables pariétaires, embrasures enchâssées dans leur écrin de racines, intriguant château de dominos pris dans les convulsions d’une nature vindicative qui entend bien rester maîtresse du terrain. Un rugissement de fauve déchire l’air moite avant d’expirer en gloussements de dindon : « Le temps va changer », annonce le guide Antonio d’un air lugubre, « les singes hurleurs annoncent la pluie, il devrait pleuvoir d’ici 1h30 ».

Dans le fécond imaginaire maya, Atitlán était un portail vers l’autre monde, un lien sacré entre le ciel et la terre. Au crépuscule, alors que le vent est tombé et laisse entendre la chanson de l’eau assagie, on regrette le spectacle grandiose des feux rougeoyants se reflétant sur le miroir du lac.

© Juan Brenner & Sophie Knight

Journaliste et photographe, Christophe Migeon écrit depuis 2002 pour la presse généraliste, spécialisée nature et outdoor. Il a aussi publié Le Petit Manuel du voyageur polaire (éd. Paulsen, 2014), Abysses, une histoire des grands fonds (2016), Wilfred Thesiger, Gentleman barbare (éd. Paulsen, 2017), et Mauvaise étoile (éd. Paulsen, 2021), l’histoire de Guillaume Le Gentil, un astronome qui a la poisse.

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