Costa Rica : Osa, le grand bain de nature
Sur la côte pacifique du Costa Rica, la péninsule d’Osa est le dernier bastion de la grande forêt pluviale d’Amérique centrale.
Protégée par le parc national du Corcovado, sa jungle dévoile ses dessous les plus intimes à qui veut bien s'immerger sous ses frondaisons et se mettre au diapason d'une nature exubérante.
Quand un Costaricain vous propose une balade nocturne bottes aux pieds, mieux vaut s'attendre à rentrer crotté. La forêt copieusement arrosée est prodigue de chemins bourbeux. En 23 ans passés à barboter dans les ruisseaux et les torrents à la recherche de pépites d'or, le propriétaire du domaine de la Tarde — 95 hectares —, Eduardo Castro, a eu le temps de se familiariser avec la boue. Orpailleur est un métier salissant. Et parfois lucratif. Chaque semaine, certains parviennent à retrouver une trentaine de grammes au fond de la batée. À 30 dollars le gramme, cela laisse de quoi mettre un peu de côté. Mais il y a quelques années, en achetant à très bas prix un terrain à l'État, Eduardo a préféré miser sur un tout autre trésor : l'écotourisme. Depuis son lodge situé au beau milieu de la péninsule d'Osa, il organise désormais des randonnées à la découverte de la faune et de la flore locales. Il ne l'a jamais regretté.
Si le Costa Rica est réputé abriter 5% de la biodiversité mondiale, Osa, minuscule langue de terre d'à peine 1 300 km2, en concentre plus de 2% !
Une affolante explosion de vie qui a poussé le magazine National Geographic à lui accorder le titre un peu pompeux de "lieu le plus intensément biologique sur terre". Et comme pour justifier cette réputation, l'étroit faisceau de la lampe torche illumine tour à tour une rainette aux yeux rouges, un iguane casqué et une blatte aussi grosse qu'un Blackberry. L'oeil d'Eduardo s'est sans doute affûté à force de scruter les paillettes dissimulées parmi les grains de sable. Scorpion en embuscade le long d'une tige, grenouille assoupie dans un pli de racine, tarentule recroquevillée sous un tas de feuilles... Rien ne lui échappe. Ce bestiaire plus ou moins cordial est constitué par les ultimes représentants de la grande vague amazonienne qui, partie du Brésil, est venue s'échouer le long de l'isthme méso-américain. Éloignée, difficile d'accès, la péninsule a su éviter les coupes forestières massives qui ont affecté d'autres régions.
Ailleurs il a fallu planter du café, longtemps première économie du pays, puis des bananiers dans les années 1920 — au point de faire du Costa Rica le troisième producteur mondial de bananes — et depuis une quarantaine d'années des palmiers à huile. Mais rien de tout cela à Osa. D'autant qu'un tiers de la péninsule est protégé depuis 1975 par le parc national du Corcovado. La station de Rangers de Los Patos, à 5 km de La Tarde, est l'un des principaux points d'entrée du parc. À partir de là, il n'y a plus qu'à se laisser digérer par la grande forêt pluviale et s'abandonner à son courant. Après à peine un quart d'heure de marche, la sueur coule à pleins seaux, transforme le T-shirt en serpillère et ruisselle jusqu'au bout des doigts. Comme si cela ne suffisait pas, une petite troupe de singes-araignées, sans doute mal réveillés, entreprend de nous assommer de branches et de nous arroser d'urine. Non, décidément, plus un poil de sec...
La jungle tropicale humide est sans doute l'un des endroits les plus bruyants au monde. La canopée retentit en permanence de trilles, de roulades énamourées, de piaillements pathétiques, de vagissements mystérieux, de crissements de scie électrique en surchauffe qui laissent l'oreille confondue en vaines supputations. Les grenouilles cancanent comme des oies, les dindes poussent des meuglements de bovins inquiets et les colibris circulent dans des vrombissements de coléoptères sous amphétamines.
Impossible d'identifier les interprètes de ce philharmonique sans l'oreille exercée d'un bon guide. S'il faut neuf mois d'études pour obtenir son diplôme de guia de turismo w naturalista general, rien ne remplace les années de terrain, jumelles autour du cou. Emilio Solana est l'un de ces experts aguerris, capable à l'écoute d'un caquètement insignifiant de vous tendre le livre d'identification ouvert à la bonne page tout en braquant sa lunette de visée sur l'interprète emplumé repéré dans un fatras de verdure. « Je suis sensible aux énergies qui se dégagent de la forêt, confie Emilio, je ressens comme une respiration, comme un souffle de la nature quand je me promène sous les arbres. Tout ça procure un vrai sentiment de liberté. »
Assis sur un tronc au bord du chemin, Alejandro Azofeiva et Walter Montes s'épongent le front. Ces deux gardes du parc font tous les mois une tournée d'inspection de 20 jours au plus profond de la forêt, naviguant au GPS, puisant l'eau dans les rivières ou le creux des feuilles, passant la nuit dans un hamac tendu entre deux arbres. Une vie de fonctionnaire au grand air, à l'affût des orpailleurs qui viennent travailler illégalement sur le territoire du parc. Pour survivre, la plupart braconnent des pécaris ou des agoutis.
Les deux Rangers ne font pas que de la répression mais posent aussi des pièges photographiques pour surveiller la population de félins. En plus d'abriter son lot de pumas, d'ocelots et de margays, Osa est l'un des derniers refuges du jaguar, souvent harcelé par les éleveurs à l'extérieur du parc. Leurs caméras ont déjà tiré le portrait d'une quinzaine d'entre eux... Les deux Robinson du Corcovado ont fini leur longue patrouille et se dirigent comme nous en direction de La Sirena, principale station du parc, le seul endroit où les touristes peuvent dormir.
Reste encore à se déchausser pour franchir les eaux couleur de thé trop infusé du Rio Pavo. De petits poissons audacieux en profitent pour vous picorer les orteils et les débarrasser de leurs peaux mortes voire des quelques tiques qui auraient pu se glisser sous la chaussette. Ce genre de pédicurie ichtyologique se monnaie plus de 50€ dans les salons parisiens les plus raffinés. Insensible à l'esprit d'entreprise de ce fretin astucieux, un martin-pêcheur indélicat enchaîne les plongeons pour gober l'un après l'autre les petits podologues bénévoles. Autour de La Sirena, d'autres sentiers prolongent l'immersion dans ce bouillon de biodiversité. Des coatis font les marioles dans la ramure, une escadrille d'aras dépouille un arbuste de ses noix tandis que des paresseux calés dans la fourche d'une branche réfléchissent au sens de la vie. Près de la côte, où jusqu'à la création du parc des fermes cultivaient orangers et bananiers, les grands arbres de la forêt primaire ont laissé place à une impénétrable confusion végétale.
« Contrairement à ce qu'on pourrait penser, il est plus facile de trouver des animaux dans la forêt secondaire où la concurrence entre les espèces végétales produit plus de fleurs, plus de fruits qui attirent les espèces », explique Emilio en braquant sa lunette sur des volatiles au nom de chevaux de course : saltator des grands bois, platyrhynque à moustaches, tangara à galons blancs... Le néophyte peu rompu aux subtilités de l'ornithologie préférerait apercevoir l'ivoire humide des crocs d'un puma, mais il est finalement récompensé par un tapir s'extirpant du bain avec des grâces de marquise à la toilette. Au-delà du littoral sableux jonché de bois flotté, grouillant de bernard-l'hermite, les vagues se fracassent sur un monde tout aussi riche que les forêts du continent. Quelques plongées sous-marines au large de la réserve biologique de l'Isla del Caño confirment la diffusion de cette vie pléthorique sous la surface de l'océan : cascades de vivaneaux, tornades de carangues, jardins de murènes et défilé solennel de requins-baleines... mais toujours pas de puma.