Terre, une invitation au voyage

Cinq voyageurs, cinq lieux, et presque autant de légendes

Hubert Prolongeau
Cinq voyageurs, cinq lieux, et presque autant de légendes

Paru dans notre dernier magazine TERRE, ce géorama réalisé par le journaliste Hubert Prolongeau s'attache à présenter cinq voyageurs célèbres, souvent écrivains, esthètes ou militants. Des figures d'errance, simplement.

Robert Louis Stevenson - Îles Samoa

Quand Robert Louis Stevenson arrive aux Samoa, en 1890, c'est en tant qu'écrivain déjà célèbre. Atteint de problèmes respiratoires depuis l'enfance, il débarque alors après des années d'errance entre la Côte d'Azur, la côte sud de l'Angleterre, la vallée de Napa et les Adirondacks. Quittant San Francisco en 1888 avec sa femme Fanny à bord du Casco, il arpente le Pacifique pendant trois ans : Hawaï, Tahiti, les îles Gilbert, la Nouvelle-Zélande, Sydney et les Samoa. Contre toute attente, lui qui cherchait pourtant un climat sain, il défriche trois hectares dans cette île humide et y construit une petite cabane, prélude à l'érection d'une maison beaucoup plus grande, la villa Vailima : cinq chambres et la seule cheminée des îles. Il veut vivre là « une vie libre et sauvage ». Pendant ses 15 années samoanes, Stevenson prendra le parti des locaux, utilisant la plume qui avait donné vie au docteur Jekyll et au pirate Long John Silver pour dénoncer la colonisation allemande et provoquer le rappel de deux fonctionnaires indélicats. Les Samoa seront l'ultime étape de sa vie vagabonde. Il y meurt d'une crise d'apoplexie le 3 décembre 1894, à l'âge de 44 ans. 400 Samoans se relaieront pour porter son cercueil au sommet du mont Vaea. Là-bas, sa tombe fait toujours face à l'océan et sa maison est devenue la principale attraction touristique de l'île. On continue de l'y appeler Tusitala, le « conteur d'histoires ».

Robert Louis Stevenson, illustration ©Cécile Alvarez

Paul Bowles - Tanger

Pourquoi cet Américain né au début du xxe siècle (1910 exactement) est-il devenu le citoyen le plus célèbre d'une ville marocaine ? New-Yorkais, Paul Bowles part en voyage à Paris à 19 ans. De là, il prendra son envol. Musicien et proche d'Aaron Copland, son professeur, écrivain et membre du cercle qui gravitait autour de Gertrude Stein, il découvre Tanger en 1931 et de là rayonne dans toute l'Afrique du Nord. En 1947, il retourne définitivement dans la cité nord-marocaine, la plus proche de l'Europe, qu'il n'a pas pu oublier. Accompagné de sa femme Jane, épousée en 1938 et elle aussi écrivaine, il fera sienne une ville qui vit sous un statut particulier. En 1923, elle était devenue « zone internationale » et était par conséquent gérée par plusieurs pays. Cette situation unique avait séduit toute une génération d'artistes qui en firent leur lieu de villégiature : Truman Capote, Tennessee Williams, Gore Vidal, Allen Ginsberg et William S. Burroughs, entre autres, lui donnèrent un lustre inégalé. Beaucoup vivaient sur « la vieille montagne », quartier peuplé de très belles mai- sons aujourd'hui souvent abandonnées. Bowles, tout en continuant d'explorer l'Afrique, à cheval entre deux mondes, sut aussi repérer et parfois écrire avec de jeunes auteurs marocains comme Mohamed Choukri, auteur du Pain nu, et Mohammed Mrabet. Il mourut à Tanger en 1999, entouré de ses fantômes, dans un petit appartement donnant sur les abords de la casbah, ayant incarné jusqu'au bout le moment magique que vécut la ville à laquelle, pendant 52 ans, il s'était totalement identifié.

Paul Bowles, illustration ©Cécile Alvarez

Isabelle Eberhardt - Algérie 

27 ans de vie seulement et tant de routes parcourues, de pages écrites, de tabous renversés... Isabelle Wilhelmine Marie Eberhardt était-elle ainsi destinée à s'ouvrir au monde ? Enfant illégitime, née d'une mère russe et d'un père arménien, recluse dans son enfance à Genève avec six frères et sœurs, elle profite d'une éducation d'avant-garde et parle six langues à 18 ans, âge auquel elle écrit sa première nouvelle. À 20 ans, elle découvre l'Algérie où sa mère s'installe en plein quartier arabe nommé Annaba. C'est un coup de foudre. Isabelle veut tout adopter de son nouveau pays. Convertie à l'islam, elle s'habille et part pour Batna, dans les Aurès. Là, elle mène une vie de nomade, parcourant inlassablement la région. Aussi indépendante qu'audacieuse, elle voyage seule, boit et fume du kif, choque ceux qui comprennent qu'elle est une femme et partout où elle passe elle dénonce les mœurs coloniales. Tout ceci ne va pas sans causer de remous : une confrérie soufie opposée à la sienne tente de l'assassiner, et elle est finalement expulsée d'Algérie. Elle épouse alors à Marseille Slimane Ehnni, personnage de roman, sous-officier de spahis, peut-être espion français et comme elle déchirée entre deux pays. Par lui, elle revient en Algérie, s'y lance dans le journalisme et rencontre le maréchal Lyautey, qui est séduit par son tempérament « réfractaire ». En 1904, une crise de paludisme la cloue à Aïn Sefra, où une crue emporte l'hôpital qui l'accueillait. Aujourd'hui, ses admirateurs se battent pour que la maison qu'elle a habitée à Batna, totalement abandonnée, soit réhabilitée.

Isabelle Eberhardt, illustration ©Cécile Alvarez

Nicolas Bouvier - Japon

Il incarne aujourd'hui l'esprit du voyage, et son fameux « On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » est devenu le lieu commun majeur de toute discussion sur le sujet. Né en Suisse, écolier doué et studieux, Nicolas Bouvier est poussé au voyage par un père sédentaire. Il partira parfois comme journaliste, le plus souvent comme voyageur au long cours, écrivant, dessinant et photographiant. Turquie, Italie, Ceylan (le Sri Lanka était nommé ainsi à l'époque), Iran, Pakistan, Inde, Chine... À chaque fois, il se laisse guider, sans date de retour, se déroutant volontiers et inventant une forme de narration faisant appel tant à l'écrit qu'au dessin. S'il fallait choisir un pays parmi ceux vers lesquels la fougue de cet arpenteur l'a porté, c'est sans doute le Japon qui viendrait à l'esprit. Bouvier y met les pieds pour la première fois à l'âge de 26 ans, et y devient photographe de quartier, arpentant les rues de Tokyo pour traquer ce que Roland Barthes appellera à la même époque « l'empire des signes ». Il y retournera deux fois, en 1964 et en 1970, pour de longs séjours vagabonds autour de Kyoto et d'Osaka. Dans les écrits qu'il consacrera au pays (Japon et Chronique japonaise), Bouvier sera tout entier : pas de vision pittoresque ou touristique, pas d'idolâtrie exagérée, beaucoup d'humour et l'intelligence d'intégrer cette expérience à une vision plus large. « Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire... Ceux dont le bateau n'a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. »

Nicolas Bouvier, illustration ©Cécile Alvarez

Catherine Poulain - Alaska

« Ça me rend folle quand on m'oblige à rester dans un lit, une maison, ça me rend mauvaise. Je veux qu'on me laisse courir. », pestait Catherine Poulain à la sortie de son premier livre, Le Grand Marin. Et courir, elle l'a fait. 20 ans de baroud, 10 de travail illégal, des rencontres, une expulsion et pour finir un livre et le succès... Elle quitte la France à 20 ans en stop, après avoir étudié jusqu'au bac pour faire plaisir à ses parents (un pasteur militant et une professeure de géographie). Elle saute alors sur l'opportunité de partir avec un ami pour Hong Kong. Elle y devient barmaid et multiplie ces petits travaux qui font la légende des grands baroudeurs : ramasseuse de pommes au Canada, trieuse de poissons dans une conserverie islandaise, gardienne de moutons dans les Alpes et surtout pêcheuse en Alaska. Pendant 10 ans, elle y vivra entourée de « mecs », gagnera leur estime, appendra à reconnaître le saumon, le flétan et la morue noire avant d'être expulsée en 2003 pour travail illégal. Le corps sera mis à rude épreuve, l'âme s'exaltera à sentir les creux de 30 mètres des vagues, le vent sur le visage, le sel qui ronge les chairs, la crasse qui enveloppe et l'amour quand on a le temps. Posée (mais pour combien de temps ?) dans le Médoc, elle y fait pousser de la vigne dans la maison de ses grands-parents. Fin de l'errance ?

Catherine Poulain, illustration ©Cécile Alvarez

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