Cap-Vert. La mère à boire.
Dans l’archipel du Cap-Vert et sur l’île de Santo Antão plus précisément : voilà où nous emmène Djamila, accompagnée de Peter et de leurs enfants Maï, 16 ans, Tiago, 12 ans, et Ida, 6 ans.
Une envie intime explique cette randonnée de juillet : celle de découvrir un petit bout de l'île d'où était originaire la grand-mère de l'autrice. Chemins escarpés surplombant la mer, paysages composés de pierre et de vert, accueil chaleureux et liens à tisser sur fond de saudade... Voici le récit d'un voyage dans le temps en terres insulaires et familières.
C'est beau et ça tient à si peu.
Demain, nous partirons. Nous marcherons tous les cinq sur les pas de la mère de ma mère, à Santo Antão au Cap-Vert, cet archipel de 10 îles situé au large du Sénégal. Nous irons à la rencontre de ce grain, le plus vert parmi ces « 10 petits grains de terre que Dieu a éparpillés au milieu de la mer », comme le dit la morna capverdienne, cette musique nostalgique rendue célèbre par Cesária Évora dans le monde entier. Je n'y ai jamais mis les pieds, et pourtant je connais Santo Antão par cœur. Ribeira Grande, Vale de Paúl, Ponta do Sol, Fontaínhas, Chã d'Igreja, Cruzinha... j'ai fréquenté ces noms dans des chansons, des danses (coladeira, batuque, colá sanjon, funaná)... et dans ce créole que parlait ma grand-mère et qui me transportait déjà vers un lointain ailleurs. Alors, ça fait vraiment quelque chose d'y emmener aujourd'hui ma famille, maintenant que ma grand-mère est partie.
Sur la route de Fontainhas
En fait demain, c'est déjà aujourd'hui. Nous nous sommes réveillés à 7 heures ce matin et avons pris un sacré petit déjeuner. Il y avait du café et du chocolat au lait accompagnés de cuscuz, un gâteau humide fait à base de semoule de maïs à gros grains, délicieux lorsqu'il est servi chaud avec un peu de beurre dessus. Au menu, nous avions aussi une riche cachupa guisada, ce ragoût traditionnel capverdien mijoté avec du maïs, des haricots blancs et rouges, du chou, des carottes, quelques morceaux de patates douces, des viandes et des boudins, tout cela cuisiné la veille puis revenu à la poêle le lendemain. Une madeleine réconfortante que ces restes accommodés avec un œuf au plat pour atteindre la perfection. Nous avons tout mangé ! Ma grand-mère aurait été contente de voir tant d'appétit, elle qui trouvait nos corps jamais assez nourris.
C'est donc bien nourris que nous avons quitté Ponta do Sol (à prononcer d'un trait : Pontad'sôl !), cette ville de pêcheurs à l'architecture coloniale portugaise dépassée. Entre nous, il fut un temps où cet endroit devait certainement être moins suspendu. En témoignent le vieux centre avec la placette où il fait bon s'asseoir en fin d'après-midi, la petite baie avec ses maisons et sa poignée de modestes restaurants, ainsi que cet aérodrome désaffecté planté entre l'océan et la mairie. C'était trop dur, paraît-il, d'y atterrir ou d'en décoller. On le croit volontiers au vu des brouillards soudains, des hautes falaises, de la courte piste, de la mer autour, de la ville à côté et du vent. Aujourd'hui, les gens y courent et s'y promènent. C'est donc de là que nous avons pris la route. Au programme : une petite randonnée jusqu'à Fontaínhas.
Près de quatre kilomètres pour commencer, on y va doucement. C'est la première fois que nous randonnons en famille, voire que nous randonnons tout court. D'ailleurs, nous ne sommes pas très bien équipés mais ce n'est pas grave, nos sandales confortables et nos baskets sauront suivre les circonvolutions de l'étroit chemin rugueux. Chacun trouve son rythme, s'ajuste au dénivelé, notre famille s'étire. Maï est partie devant comme souvent, je suis à quelques mètres derrière suivie de Tiago, pendant que Peter et Ida ferment la marche. Moi qui pensais qu'on allait marcher groupés, mais non, c'est un rythme sans la mesure qui s'installe en chacun, un « laissez-moi » bienvenu. Il n'y a personne sur le chemin, ni dans un sens ni dans l'autre. Ça par exemple, on a tout ça pour nous !
Quelques kilomètres de pierres, de mer et de vert.
Elle avait raison vóvó, il y a du vert. De façon invraisemblable à vrai dire. La peau est sèche, la lumière est rêche, il y a de la pierre partout, on a un goût de sel et de poussière plein la bouche, tout semble être si défavorable ici. La mer cogne fort sur les falaises. Une, deux, trois, quatre, cinq, six vagues – la septième est toujours la plus grande disait vóvó. Pour ne pas s'écraser sur la roche, les pêcheurs doivent se lancer au bon moment, après avoir observé le rythme intranquille de cet océan Atlantique. On voudrait partir en douce qu'on ne le pourrait pas. L'eau salée nous entoure mais l'eau potable est loin d'arriver partout. Après quelques virages, nous croisons une ou deux femmes, bidon sur la tête, remontant le chemin pour aller s'approvisionner à Ponta do Sol.
Il pleut peu, il pleut haut ou dans les creux. Il faut dessaler l'eau de l'océan, l'adoucir pour la boire. C'est épuisant. La mer à boire quoi.
On cherche le tendre. Et pourtant... Le vert pousse de la pierre. À vrai dire, nous n'y connaissons pas grand-chose en agriculture en zone aride, mais nous savons que « les plantes vont chercher loin ». Alors, comme la cuisine de ce matin, les paysages finissent par être émouvants à force de bien faire avec ce qu'il y a juste à disposition. Cette mer, ce bleu, cet ocre, ce gris, tout ce minéral volcanique, et puis ces pointes de vert poussiéreux ou intense, ces maisons éparses en parpaings ou aux couleurs pastel, ces petites sources, cette vie improbable. C'est beau et ça tient à si peu. Elle est hostile mais hospitalière, la terre de vóvó. C'est ce que nous ressentons tout au long de la randonnée.
Une pause mémorable
Nous faisons une courte pause à mi-parcours, tous ensemble, pour boire, regarder, échanger sur tout ça et imaginer ma grand-mère, petite, sur cette minuscule route pavée. C'est aussi l'occasion de parler de la chance certaine que l'on a. La chance d'avoir accès à beaucoup de choses facilement, d'ouvrir un robinet et de sentir l'eau couler, de tourner un interrupteur et de voir la magie de l'électricité. « De base » comme disent les enfants. Ces quelques jours au Cap-Vert nous ont appris à remarquer l'eau et à y faire plus attention. « En fait, il faudrait faire attention à l'eau même à la maison », dit Ida. Ici, les douches se résument à l'essentiel, les toilettes sont efficaces, la vaisselle se fait dans des bassines. Et la vie continue comme dans le film. Après deux heures de cette marche contemplative, nous distinguons Fontaínhas. Trop belle cette apparition. En tout et pour tout, une trentaine de maisons s'accrochent à la roche, en balcon au-dessus d'une vallée et au milieu d'une petite oasis verdoyante. Lorsqu'on la regarde de loin, avec ses terrasses agricoles, on pense instantanément à des paysages du sud-est asiatique vus sur des photos, venant peut-être du Vietnam. Il y a aussi, par-ci par-là, des palmiers au tronc haut et fin, droits comme des « i » ou légèrement penchés sous l’effet du vent. Surprenante et agréable, cette humidité dans l’air tout d’un coup.
Encore quelques mètres et nous voilà arrivés. Nous nous posons sur le pas-de-porte d’une maison qui propose à boire. Dona Augusta et senhor Alberto (des cousins sans doute, dis-je en plaisantant) sont contents de voir du monde. Nous aussi. Ils nous invitent même à entrer dans leur maison, très soignée. À cet instant, on ressent quelque chose de réconfortant à l’idée d’appartenir un peu à ce bout du monde.
On boit, on papote, on boit et ils nous racontent leur vie ici et certainement nulle part ailleurs, les gens qui passent, leurs deux fils poursuivant leurs études sur les autres îles, tout cela avec cet amour-propre singulier, chevillé, propre à ceux dont la terre n’est collée à nulle autre et que tout distingue, avec un certain humour, du reste du monde.
Avant de partir, dona Augusta et senhor Alberto nous offrent un petit grôg pour la route (l'eau de vie locale, sucrée et liquoreuse, faite à base de canne à sucre). Une, deux gorgées, puis j'évoque ma grand-mère. S'ensuit une remontée dans le temps par nos deux hôtes. « Ahhh Pazzi...fi dj de flôn »... quêl família qu'tava morá láááá na... Dona Faustina d'via conchêl... À bô lembrá ? ». L'archipel est si petit que les gens, de fil en aiguille, trouvent toujours un lien entre eux. Le temps passe doucement. On repart en saluant la famille en se disant qu'on reviendra sur ce lien et qu'on étirera jusqu'à Corvo, Formiguinhas et Raiz de Pedra, le long de cette Praia da Ribeira Seca au sable noir, avant d'atteindre Cruzinha. Beijos, vóvó, saudades tuas !