Apologie du pas de côté
Il y a des moments où l’envie prend soudain d’échapper à ces itinéraires proprement balisés pour faire un pas de côté, sortir des rails et filer vers l’inconnu. Une apologie à retrouver dans le dernier numéro de notre magazine TERRE.
Cela se passait le long des crêtes sommitales des « Monts des géants » dans le parc national de Krkonoše en Tchéquie. Les grandes dalles du sentier, piquetées d’un lichen vert pomme, se tortillaient au cœur d’une toundra arctique émaillée de tourbières et de cirques glaciaires avant de s’évanouir dans des nuées brumeuses à la façon d’un sentier andin. C’était superbe. Les contraintes de la photographie m’obligeaient de temps en temps à faire deux pas en dehors du chemin pour un meilleur cadrage. Je dis bien deux pas. Un crime de lèse-majesté pour la guide colle-au-train qui m’accompagnait ce jour-là et roulait des yeux furibonds au moindre orteil posé à plus de 10 centimètres des dalles. Ma sortie de route allait sans doute défigurer à jamais les Sudètes et plonger la région dans une catastrophe environnementale sans précédent. Autant dire qu’il a fallu faire preuve d’une grande abnégation pour résister à la tentation d’abandonner mon garde-chiourme à ses ruminations administratives et de prendre le large à travers la toundra, truffe au vent, en prenant soin de piétiner la moindre mousse avec toute l’énergie d’un Attila courroucé.
Il est parfois des circonstances qui donnent l’envie de sortir des sentiers battus et rebattus, l’envie de tracer son propre chemin loin des autres, l’envie de trouver son propre point de vue, celui qui n’est pas dicté par la ligne « officielle » d’un chemin foulé et mis à nu par des milliers de semelles. Ce sentiment de liberté est particulièrement exacerbé dans la montagne hivernale, lorsque les raquettes, foulant une poudreuse vierge tout juste déflorée par les hiéroglyphes d’un lièvre ou d’une martre, donnent le sentiment « d’être le premier » à passer par là. Même si l’humain est parvenu aujourd’hui à fourrer son nez et ses pieds dans la plupart des recoins de la planète, certains lacs, pics, crêtes ou vallées n’ont pas encore été domptés par un sentier. L’essence même du sauvage. Alors pour découvrir les pépites embusquées dans l’arrière-pays, il faut bien laisser les balises derrière soi et commencer à écarter les branches. Les Anglo-Saxons qui ont un mot pour désigner toute chose parlent de bushwacking — « battre la campagne » en bon français — lorsqu’ils quittent la sécurité des chemins pour s’engager dans un environnement sauvage, forêt dense, toundra inculte ou montagne à chèvres. Jamais à court de vocabulaire, ils ont aussi inventé le terme « scrambling » pour évoquer une progression hors sentier un peu technique entre rando et escalade, qui nécessite parfois l’aide des mains, mais jamais de matériel.
La rando hors-piste, en exigeant une attention de tous les instants — ne serait-ce que pour ne pas poser le pied n’importe où — donne l’occasion d’une expérience plus intime avec la nature. Elle sollicite une vigilance constante, propice à la découverte de plantes ou d’insectes qu’une déambulation soporifique le long d’un chemin aurait ignorés. Il s’agit aussi d’anticiper la route à suivre, afin de ne pas découvrir à ses dépens que le chemin le plus court n’est pas forcément le plus facile ou le plus rapide. Évidemment, on ne gambade pas dans la pampa comme sur un GR. Mieux vaut oublier les 5 km/h de moyenne et leurs 20-30 kilomètres quotidiens pour se contenter avec reconnaissance de deux fois moins. Cela tombe bien, c’est la mode du « slow travel ». Le hors-sentier et son cortège d’éboulis, de fossés spongieux et de souches traîtresses contraignent au détour, à l’évitement. Il faut lever le pied encore plus haut parfois et tirer sur les bras. Bref, c’est fatigant et le soir on retrouve avec un plaisir encore plus vif son lit ou son sac de couchage. H.S. c’est aussi l’abréviation de hors-sentier…
Écorchures, foulures, chutes gravissimes, perte d’orientation calamiteuse, rencontres inopinées avec un ours mal embouché ou un propriétaire caractériel… autant de risques inhérents à la progression en terrain inconnu et exposé qui font parfois regretter le confort petit-bourgeois du sentier balisé. Mais au moins, la satisfaction d’avoir tracé sa route loin des foules est souvent à la hauteur des efforts engagés. Il y a de cela bientôt 20 ans, lors d’une croisière en baie d’Halong, je me souviens avoir eu l’idée lumineuse de débarquer avec quelques camarades sur l’un de ces pinacles calcaires qui font la réputation et la fortune touristique de la région. Un embryon de chemin noyé sous une chevelure hirsute de filaos estime bientôt en avoir assez fait et s’arrête sans crier gare devant un rempart de broussailles. Aiguillonnés par l’idée du point de vue au sommet, nous persistons. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Commence alors un sombre épisode de coupures et d’estafilades agrémenté de quelques cuisantes piqûres d’insectes inconnus. La roche rongée par des millénaires d’humidité et d’intempéries s’est délitée en minces arêtes affûtées comme des couteaux de boucher et semble guetter le moindre faux pas pour tailler les chairs. Mais qu’importe. Ce martyre quasi christique fut largement payé en retour par le spectacle des rochers dragons qui lévitaient à perte de vue entre air et eau, comme fondus dans la lumière opaline. La nature nous récompensait de ne plus battre ses sentiers.
Pour rester dans le plaisir, il convient de suivre les quelques recommandations suivantes avant de partir à l’aventure :
— Ne pas partir seul.
— Regarder les prévisions météo.
— Prévenir un tiers de son projet et lui donner une estimation du trajet et de l’heure de retour.
— Prendre une vraie carte, une boussole et ne pas se fier uniquement à son smartphone ou GPS.
— Emporter suffisamment de vêtements chauds.