Albanie : l'aube d'un renouveau
Qu’imagine-t-on quand on évoque l’Albanie ? Les mafias sans doute, un islam rigoriste peut-être, la dictature d’Enver Hodja pour les plus intéressés. Le voyage en Albanie balaie d’un revers de manche toutes ces idées.
L’ancien pays maoïste s’est ouvert au monde. Il n’est plus un trou noir de la géographie du voyage. Ses montagnes qui s’affalent dans la mer Ionienne sont à portée de tous les marcheurs. Pourtant bien peu connaissent cette nouvelle terre d’aventure.
C'est d'abord Tirana et ses canicules estivales. Tous les Albanais le diront, il faut quitter la ville en juillet-août. Eux prennent en général la route de Durrës, la station balnéaire la plus proche. Il n'est pas inutile cependant de suffoquer un peu à Tirana afin de mieux appréhender le pays que l'on va arpenter. Parcourir l'ancienne rue Staline jusqu'aux colonnes et aux arcades mussoliniennes. Tout un symbole. L'Albanie a été occupée par les fascistes italiens, venus de l'autre côté de la mer Adriatique. Le communisme a ensuite dégénéré en dictature cruelle. C'est l'explication aux bunkers vides qui tiennent partout les cols des chaînes frontalières. À Tirana, l'ancien quartier du Block s'est mué en un lieu branché et les vieilleries communistes sont au musée. Tirana n'a pas été des guerres balkaniques, aucun quartier n'est éventré, aucune génération n'est sacrifiée. La jeunesse parade dans l'attente d'un départ loin de la capitale. La mer est le Graal de juillet. Corfou est là, au large. Le paradis sur terre ne s'arrête pas aux tracés frontaliers.
L'Albanie partage avec la Grèce la frange méridionale des Balkans, entre Méditerranée et monts pelés. Souvent, on commence par la première. On est alors en face de la péninsule italique. Les Pouilles sont à un jet de pierre. À Vlora, certains se souviendront des centaines de milliers de migrants en quête d'un monde meilleur. C'était dans les années 1990. Ils embarquaient pour l'Italie. Grâce à cette proximité, sur la côte albanaise, on peut souvent converser en langue romane. Et l'Albanie respire la Méditerranée. Les olives sur les marchés, les parcs où les vieilles gens attendent la mort dignement en costumes amidonnés, sous des chapeaux démodés. Les veuves de noir vêtues, parées de chagrin, assises sous les bas-reliefs socialistes encore debout. La mer, on peut la longer par des sentiers et des routes balcons, on peut la quitter pour la profondeur des vallées. Visiter la vieille ville de Berat bâtie par les tribus d'Illyrie. Car les Albanais ne sont pas des Slaves. Leur langue leur est propre.
Ne pas oublier non plus, avant les montagnes, de visiter Butrint. Les ruines gréco-romaines ont essaimé jusqu'ici. L'Antiquité s'y expose dans un lieu enchanteur. Un théâtre aux gradins polis par le temps. Des déesses de pierre aux yeux révulsés de plaisir sous la caresse de la brise. Voilà qui change des statues réalistes de héros communistes.
Enfin les montagnes. La citadelle de Gjirokastër est une étape vitale. La vieille ville aussi, avec ses ruelles mal éclairées et ses pavés sur lesquels on trébuche d’autant mieux qu’on a siroté un vin du cru. Selon la saison, les températures sont plus supportables. Ne pas ignorer ici la maison natale d’Enver Hodja. Le destin du dictateur commença à l’ombre de ces antiques murs de pierre. Ne pas oublier non plus que dans ces mêmes rues a grandi Ismaïl Kadaré, l’illustre écrivain albanais. Avoir ses livres en poche est le meilleur guide pour sillonner ce pays méconnu.
Le Général de l’armée morte ou encore Chronique de la ville de pierre éclairent la lanterne du voyageur. À Permet, un soldat figé dans la roche. Autour de lui, une ville contrainte par les flancs de la vallée. Très rares femmes voilées traversant la place et petit autel chrétien dans un établissement où l’on se restaure avant la haute route. Puis la piste hasardeuse mène par des cols à Korce. Les lacets sont encombrés de troncs que débitent des bûcherons se croyant seuls au monde. Près d’un village isolé, un vieux tracteur laboure un champ avare avant les semailles. Europe lointaine et reculée. Celle qui ne subsiste plus dans nos campagnes. Infusion de crapaudine au tiède soleil d’altitude, devant la chaîne du Pinde. Des cols franchissent les montagnes encore tachées de neige. Les cimes se coiffent coquettement de nuages immaculés. L’hiver, ici, certains bourgs sont coupés du monde. Et dans ces montagnes, l’indigence, la gueule âpre des hommes, la démarche fatiguée des femmes, les embrasures béantes.
La route aboutit à Korce. La cathédrale orthodoxe occupe le centre-ville. Ne pas rater le fabuleux musée d’icônes, ce florilège d’art byzantin, entre empires d’Orient et d’Occident. Imagine-t-on l’Albanie dans des volutes d’encens et des Vierges Marie ? C’est pourtant l’un de ses visages. L’Albanie est une nation oecuménique. Rare entente mahométane avec une chrétienté des premiers jours.
Églises juchées sur les éminences, modestes mosquées, ruines de châteaux ottomans, jusqu’au lac d’Ohrid et la frontière avec la Macédoine. Là, le clapotis des eaux et les poissons brandis par les pêcheurs dans les pots d’échappement des Mercedes à bout de souffle, zigzaguant entre les lourds camions. Pour rejoindre le Nord, il faut repasser par la côte. L’Albanie est une bande de terre entre cimes et mer Ionienne. Traverser des stations balnéaires dressées face à la Méditerranée, où l’hiver tout est désert et l’été tout est à louer ou à vendre. Des milliers d’Italiens piaillent sur les plages. Ils ont traversé pour des vacances à peu de frais comme les Français migrent vers le Maroc ou la Tunisie. Selon le temps que l’on a, on peut faire un crochet par le château de Krujë. Puis la côte ionienne devient adriatique. Le Monténégro est proche, l’ancienne Yougoslavie à laquelle l’Albanie n’a jamais voulu adhérer. Il faut bifurquer avant la frontière, vers des vallées reculées. Hier encore, les flots scintillaient dans un air saturé de lumière. Là-haut, les nuages peuvent s’accumuler en des déluges.
Le village de Theth est la porte du pays d’en haut. Derrière lui, le parc national de Valbona. Les Alpes dinariques sont recluses dans l’intérieur des Balkans. Lire encore Ismaïl Kadaré. Avril brisé. C’est dans ces hautes terres que sévit toujours la terrible loi du Kanun. La vendetta des Albanais. Une loi tribale et séculaire qui emporte la vie des jeunes hommes pour de fières bagatelles. De Theth, il faut prendre les sentiers, serrer ses lacets et respirer d’un pas apaisé.
Un monde de l’intérieur s’offre au randonneur. Sous l’occupation ottomane, les chrétiens s’y étaient réfugiés. Ils sont là, toujours, dans ces vallées. Abrités par le relief, les saisons et la misère des infrastructures, d’un danger envolé. Rencontres hirsutes et généreuses. Coutumes ayant résisté au communisme et au projet d’un homme prétendument nouveau. C’est le Léninisme qui a passé l’arme à gauche. Une route aboutit au lac Koman. Un lac de faille formé par un gigantesque barrage hydro-électrique. L’une des réalisations du communisme, justement. Et c’est sur un navire que l’on en revient, vers la mer et la ville de Shkodër. De Shkodër, les Balkans s’ouvrent au voyageur. Monténégro certes, mais aussi Kosovo, où l’on passe sans même s’en apercevoir. La douane est fantôme et le drapeau sanglant de l’aigle à deux têtes flotte des deux côtés de la frontière. Nulle trace du fade emblème dessiné par les tuteurs internationaux. Le Kosovar est un Albanais des montagnes. À Prizren, un pont de pierre et une forteresse ottomane, comme partout dans ces confins islamo-chrétiens, où chaque clochera un jour été un minaret et inversement. Des montagnes encombrent l’horizon. À moins qu’on ne préfère les fresques médiévales des monastères serbes, l’encens, le christianisme des premiers saints et des martyrs romains. C’est le seuil d’un autre monde, celui des Slaves du Sud, celui qui fut aussi un front durant la guerre. Le voyageur, lui, se fait un devoir de traverser les lignes, de pourfendre les frontières.